A six ans, orphelin et soutien de famille, j’ai quitté l’enfance pour devenir un homme, que je le voulusse ou non. C’était sur le port d’Alger, en 1925. Comment ce voyage a pu aboutir à une prise de conscience, trente-cinq ans plus tard, c’est ce que je raconte à Alain Gheerbrant dans ce livre. Le livre d’un voyage à travers la misère, l’errance, le doute, la délinquance, les ténèbres de l’aliénation, puis une longue montée vers le jour. A six ans je cirais les chaussures de ceux qui portent des chaussures. A dix ans je bourrais de piment le derrière d’un vieil âne pour mieux le vendre au marché de Maison-Carrée. Je n’en avais guère plus quand Négro, cet être fabuleux, jaillit comme un boulet de canon dans ma vie. Au début c’était le diable. Plus tard, il allait devenir ma conscience. A seize ans je rencontrai sur la plage Mademoiselle Rose, professeur d’Histoire, âgée de 36 ans et descendante d’un soldat de Bugeaud : elle allait m’enseigner l’amour et l’alphabet, pour, enfin, m’offrir des pruneaux empoisonnés. Je n’avais toujours pas l’âge de raison quand, les poches pleines de gros billets, je suis devenu un Seigneur du Milieu, place de Chartres. Si je n’ai pas sombré, c’est grâce à la rue, car c’est là aussi que j’ai buté sur la Politique. En pleine fuite de moi-même j’ai connu la France de Pétain, et les citadelles du marché noir, de Marseille à Barbès. Et puis j’ai découvert Citroën, Simca, et un petit singe nommé Julot. Alors est venue la Révolution. L’action clandestine, le danger pour autre chose que moi-même, l’organisation, et, pour finir, l’incarcération au Larzac m’ont amené à l’écriture. Et d’écrire m’a donné envie d’apprendre à écrire à mes frères, les travailleurs émigrés. Voilà.