Cet article provient du Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, tome 1, sous la dir. de Monique Canto-Sperber, 4e édition revue et augmentée, Paris, PUF, coll. “ Quadrige/Dicos poche ”, 2004. GANDHI Mohandas Karamchand, 1869-1948 Comme il a toujours tenu lui-même à le préciser, Gandhi n’était ni un prophète ni un saint. C’était un avocat (ses études de droit le conduisirent à Londres entre 1888-1891) et un politique par vocation. Il entre en politique à l’âge de vingt-cinq ans alors que, s’étant rendu en Afrique du Sud en qualité de représentant légal d’une entreprise indienne en procès, il est presque immédiatement entraîné dans la lutte pour les droits fondamentaux de la population indienne dans ce pays. Il poursuivra son activité politique sans interruption et toujours sur le devant de la scène jusqu’à son assassinat, après avoir échappé à trois attentats. Gandhi mènera une action politique en Afrique du Sud pendant presque vingt ans. Durant cette période, il crée l’hebdomadaire Indian Opinion, entre en contact par correspondance avec Tolstoï, étudie attentivement les Bhagavad-Gîtâ et découvre de profondes affinités entre les idées qu’il est en train d’élaborer et celles exposées par Henry David Thoreau dans On Civil Disobedience ainsi que par John Ruskin dans Unto This Last. C’est également à cette époque qu’il conçoit les idées fondamentales de sa doctrine de l’ahimsa et les met en pratique dans ce qu’il appelle au début la “ résistance passive ”, mais qu’il préférera ensuite appeler satyagraha afin de montrer qu’il ne s’agissait ni de passivité ni même de simple lutte non armée. De retour en Inde en 1915, il devient en quelques années le chef incontesté du Parti du Congrès et le leader charismatique d’un vaste mouvement de rassemblement des masses indiennes et principalement de la communauté hindoue. Il commence son activité politique en Inde en s’engageant sur le terrain des grands problèmes sociaux, économiques et politiques du pays. En 1917, il organise la lutte des paysans du Champaran contre un système fiscal vexatoire. En 1918, il dirige dans le détroit d’Ahmedabad le combat des ouvriers de l’industrie textile qui revendiquent de meilleurs salaires. En 1919, après le vote par le gouvernement britannique des lois de 1918 limitant les libertés fondamentales (le Rowlatt Act), Gandhi lance une campagne satyagraha contre l’oppression britannique. En 1919, il prend la direction de deux hebdomadaires : le Young India et le Navajin, lequel est publié en gujarati, la langue maternelle de Gandhi. En 1922, après la radicalisation du combat qu’il dirige contre la domination anglaise, Gandhi est arrêté, poursuivi en justice et condamné à six ans de prison. Pendant son séjour en prison, les tensions entre populations hindoues et musulmanes s’aggravent, tandis que sur la scène politique s’affirme de plus en plus la figure d’Ali Jinnah, le prestigieux leader musulman, partisan du partage de l’Inde en deux États dont l’un à majorité musulmane (le futur Pakistan). Ali Jinnah deviendra le plus dur opposant de Gandhi. Les années 1924 et 1930 seront pour Gandhi des années de réflexion et de repli sur les grands problèmes intérieurs de l’Inde, comme la condition des femmes et celle des Intouchables. En 1930, Gandhi reprend le combat contre la domination anglaise à travers un vaste mouvement de non-collaboration. En 1931, il participe en tant qu’unique représentant officiel du Parti du Congrès à la conférence organisée à Londres par le gouvernement britannique sur la condition politique de l’Inde : cette conférence ne fera que confirmer l’aggravation du conflit entre hindous et musulmans. En 1932, Gandhi est de nouveau emprisonné après avoir déclaré son intention de reprendre une campagne de désobéissance civile des masses pour l’indépendance de l’Inde. Tandis qu’il est en prison, il jeûne en signe de protestation contre la politique des autorités britanniques à l’égard des Intouchables et crée un nouvel hebdomadaire, Haryan. Au début de la Seconde Guerre mondiale, afin de ne pas créer trop de difficultés à la Grande-Bretagne engagée dans le combat contre le nazisme, Gandhi est à l’initiative d’une politique de protestation et de non-collaboration symbolique, axée sur la désobéissance civile d’une partie de la population indienne et non de sa totalité. Mais en 1942, la commission panindienne du Congrès approuve une résolution demandant la fin immédiate de la domination britannique en Inde et provoque une nouvelle grande campagne de désobéissance civile d’une partie de la population indienne. Le gouvernement britannique riposte par l’arrestation de Gandhi, de Nehru et d’un certain nombre d’autres leaders du Congrès. L’Inde répond aux arrestations par la violence, Gandhi par le jeûne. La période qui suit immédiatement la fin de la guerre est une période de tractations mouvementées ayant pour objet l’indépendance de l’Inde et la création du Pakistan. C’est une des périodes les plus tourmentées de l’histoire de l’Inde moderne : dans de nombreuses parties du pays, des musulmans et des hindous se massacrent. Pour éviter une guerre civile Nehru et la plupart des membres du Parti du Congrès – à l’exception de Gandhi – finissent par accepter la division du pays en deux États, l’Inde et le Pakistan. Pour Gandhi c’est “ la fin sans gloire ” de trente années d’effort et de lutte. La division du pays conduira à une nouvelle vague de violence entre communautés hindoues et musulmanes. À presque quatre-vingts ans Gandhi consacre toute son énergie à une dernière grande tentative de pacification des deux communautés en lutte. Il se rend dans les régions où les affrontements sont les plus violents en habitant souvent avec la minorité musulmane et en formant dans chaque village une dyarchie constituée d’un musulman et d’un indien qui s’emploient, au prix de leur propre vie, à garantir la sécurité de tous les membres du village. Grâce à un jeûne qu’il est fermement décidé à poursuivre jusqu’à la mort, il parvient à pacifier la ville de Calcutta, théâtre de grandes violences. Par un nouveau jeûne, Gandhi tente de parvenir à une solution non violente du conflit entre le nouvel État du Pakistan et l’État indien sur la question du Cachemire. Le 30 janvier 1948, trois coups de pistolet tirés à bout portant par un nationaliste hindou, au cours d’une prière publique, mettent subitement fin à la vie du Mahatma. La doctrine éthique et politique de Gandhi Gandhi a beaucoup écrit, mais il ne fut pas un penseur systématique ni ne prétendit jamais l’être. L’ensemble de ses écrits se compose de milliers et de milliers d’articles, le plus souvent assez courts, rédigés à l’occasion d’événements précis, presque toujours pour éclairer les aspects et les conséquences de ce qu’il appelle tantôt “ la doctrine de l’ahimsa ”, tantôt “ la doctrine de la non-violence ”. Tous ces articles, ainsi que d’innombrables lettres, interviews et autres écrits, ont été rassemblés dans The Collected Works of Mahatma Gandhi formant un ensemble de plus de quatre-vingt-dix volumes. Différentes idées philosophiques, métaphysiques, religieuses, éthiques, économiques, politiques, etc., sont contenues dans tous ces écrits, mais on peut parvenir à reconstruire une doctrine éthique et politique qui définit éventuellement le “ gandhisme ”. Toutefois comme beaucoup d’autres termes en isme, Gandhi a toujours fermement rejeté un tel terme. Les concepts fondamentaux de cette doctrine sont au nombre de six : satya, ahimsa, sarvodaya, swaray, swadeshi et satyagraha. Ce dernier concept est développé dans l’article sur la Non-violence. On étudiera surtout les cinq autres concepts, et plus particulièrement les deux premiers d’entre eux, puisqu’ils constituent les deux piliers de toute sa doctrine. Satya. “ Truth ” (Vérité) est le terme anglais avec lequel, quand il écrit dans cette langue, Gandhi traduit généralement satya : mais le mot “ vérité ” prend chez lui trois significations au moins. Dans une première acception, que l’on peut qualifier d’éthico-psychologique, le mot “ vérité ” recouvre certaines propriétés humaines comme le fait d’être sincère, honnête, fidèle, transparent, pur et autres choses semblables. Dans une seconde acception, qu’on peut appeler épistémologique, “ la vérité est ce que nous croyons vrai à un certain moment ”. Gandhi conçoit alors la vérité de façon objectiviste et réaliste : un jugement est vrai si et seulement s’il correspond à la réalité, aux faits. Le même critère de vérité, selon Gandhi, s’applique également aux jugements éthiques. Toutefois, aucune personne ne peut jamais parvenir à une certitude absolue : nous pouvons parfois avoir de bonnes raisons de croire que tel ou tel jugement est vrai, ce qui n’exclut pas que ce jugement soit faux et que l’on puisse ensuite trouver de meilleures raisons pour le considérer comme tel. Gandhi a ainsi manifesté toute sa vie une disposition à modifier ou à abandonner une thèse ou une conviction, lorsque, après examen, celle-ci se révélait peu accordée aux faits ou était réfutée par des arguments contraires ; une telle disposition relève davantage de la figure du savant que de celle de l’homme politique. Dans une troisième acception, la “ Vérité est Dieu ”. Selon cette interprétation ontologique, le terme Satya est rattaché par Gandhi au terme sanscrit sat qui signifie tour à tour être, essence, absolu, réel. Les spécialistes de la pensée de Gandhi ont longuement discuté pour savoir si Gandhi avait une conception de Dieu immanente ou transcendante, personnelle ou impersonnelle. Lui-même semble parfois considérer que cette question est sans importance : “ Pour moi Dieu est vérité et amour ; Dieu est éthique et moralité, Dieu est dépourvu de crainte. Dieu est la source de la Lumière et de la Vie... Dieu est conscience. Il est même l’athéisme de l’athée... Il est un Dieu personnel pour ceux qui ont besoin de sa présence personnelle. Il est incarné pour ceux qui ont besoin de son contact. Il est l’essence la plus pure. Il est simplement pour ceux qui ont la foi. Il est toutes les choses pour tous les hommes ” (Moral and Political Writings, I, 572). Mais “ Pour les millions d’hommes qui n’ont pas deux repas par jour... Dieu peut seulement apparaître comme pain et beurre ” (Bose, Selections from Gandhi [anthologie], 47). Gandhi définit Dieu le plus souvent de façon panthéiste, comme l’ensemble de tout ce qui existe, “ La somme totale de tout ce qui vit est Dieu ”. Cette conception à multiples facettes de Dieu est au fondement de l’œcuménisme de Gandhi, lequel, en effet, ne croit pas à la révélation divine. Les différentes religions positives sont vues comme la recherche humaine de la Vérité. Or, conçues par des créatures imparfaites, ces religions sont elles-mêmes imparfaites et donc toujours ouvertes à un processus d’évolution, de révision et de réinterprétation. Comme Schleiermacher (Discours sur la religion, 1879), Gandhi semble considérer que les religions positives sont des expressions différentes et également valides d’une seule et même Religion qui les transcende toutes, y compris l’hindouisme. Ici réside pour Gandhi le fondement du principe de tolérance, lequel implique qu’une religion doit autant de respect aux différentes confessions religieuses qu’à la sienne propre. Ce même principe l’amenait à prier personnellement, non pas pour que les autres se convertissent à l’hindouisme, mais pour que le chrétien devienne un meilleur chrétien, le musulman un meilleur musulman, etc. L’ahimsa. Dans ses écrits en anglais Gandhi utilise très souvent les termes de “ violence ” et de “ non-violence ” pour traduire respectivement les mots himsa et ahimsa. Mais ces termes sont eux aussi utilisés par Gandhi dans différentes acceptions. Dans une première et plus large acception, ces deux termes se réfèrent à des catégories morales et sont à peu près synonymes de “ mal ” et de “ bien moral ”, ou bien de “ moralement incorrect ” et de “ moralement juste ”. Nous pouvons constater cela partout où dans ses écrits, Gandhi désigne par ces deux termes les comportements les plus divers mais dont le trait commun est qu’ils sont immoraux ou moraux. Dans une acception plus restreinte et plus proche de celle du mot “ violence ”, himsa désigne le fait de tuer ou d’infliger intentionnellement des souffrances ou des blessures physiques ou psychiques à un être vivant, contre sa volonté. En revanche “ ahimsa signifie éviter une blessure à toute chose qui existe sur la terre, que ce soit en pensée, en parole ou en acte ”. Gandhi distingue parfois deux formes d’ahimsa : une forme négative qui suppose le fait de “ ne faire de mal à aucun être vivant dans son corps ou dans son esprit ”, et une forme positive selon laquelle “ ahimsa signifie l’amour le plus étendu, la plus grande charité ” (Moral and Political Writings, II, 212). Gandhi fonde l’ahimsa sur le satya : satya est la fin, l’ahimsa le moyen. L’ahimsa est le seul moyen efficace pour mener une recherche de la vérité au sens épistémologique du terme et cela pour deux raisons précises. En premier lieu, la recherche de la vérité est une aventure menée en chœur qui, pour réussir, doit procéder librement, sans aucune forme de violence, sur la base du principe du dialogue inspiré par l’ahimsa. En second lieu l’impossibilité, quelle que soit la situation conflictuelle où l’on se trouve, d’avoir la certitude d’être dans le vrai tandis que l’adversaire serait dans l’erreur, exclut tout recours à la violence. Mais, surtout, l’ahimsa est le seul moyen de réaliser la Vérité ontologiquement, la vérité étant alors conçue comme la somme totale de tout ce qui vit : un acte de himsa est un acte qui brise cette unité, tandis qu’un acte d’ahimsa est un acte qui respecte cette unité ou qui la restaure. Selon Gandhi la conscience de l’unité de tout ce qui vit se traduit dans une identification avec chaque être vivant et fonde ce respect pour la vie qui nous rend sacrée non seulement la vie des hommes, y compris la vie de ceux qui font le mal et de ceux que nous appelons nos ennemis, mais également la vie de tous les êtres vivants. Toutefois, cela ne signifie pas que tuer soit toujours contraire à l’ahimsa. Contre les adeptes du jaïnisme Gandhi affirme, par exemple, qu’il peut être légitime de tuer des animaux pour protéger des vies humaines. De même Gandhi a défendu à plusieurs reprises certaines formes d’euthanasie : ôter la vie à une personne atteinte d’une maladie mortelle, incurable et soumise à de terribles souffrances, est un acte de compassion, or la compassion est l’expression concrète de l’ahimsa. Plus généralement, à partir du moment où il est impossible de vivre sans détruire d’autres vies, la règle fondamentale de l’ahimsa doit être comprise plutôt comme une règle qui prescrit de diminuer le plus possible la violence du monde. Et comme on ne peut exclure a priori que l’emploi de la violence contre quelqu’un puisse permettre, dans certaines conditions, de réduire davantage la violence dans le monde, le recours à la violence peut être compatible avec la règle de l’ahimsa. Ainsi, par exemple, dans le cas où un homme frappé d’une folie criminelle menace la vie d’autres hommes, Gandhi considère comme parfaitement compatible avec l’ahimsa de tuer cet homme. À quatre reprises, Gandhi lui-même participa directement ou indirectement à des guerres, et dans certains chapitres de son Autobiographie, ainsi que dans d’autres écrits postérieurs, il tente de défendre de pareilles actions en les prétendant compatibles avec la doctrine de l’ahimsa. De même, selon Gandhi, sans contredire cette doctrine il est possible d’aider ceux qui luttent pour une cause juste mais qui, ne croyant pas dans le satyagraha ou n’étant pas capables de le pratiquer, ont recours à la violence armée. Et il est nullement incompatible avec cette doctrine de conseiller ou même de prescrire aux autres le recours à la lutte armée : surtout dans une situation où le seul choix accessible consiste en une certaine forme de lutte ou dans une lâche soumission : Gandhi n’était donc pas un adepte du pacifisme éthique entendu de façon absolue. Sarvodaya, swaray et swadeshi. Gandhi emploie le terme sarvodaya comme équivalent de l’expression anglaise “ the welfare of all ”, le bien-être de tous ; et il oppose expressément le principe selon lequel il faut maximiser le bien-être de tous au principe utilitariste qui prescrit de maximiser le bien-être du plus grand nombre d’individus possible. De même que le principe utilitariste, le principe sarvodaya est un principe qui peut s’appliquer également aux institutions de la société. Mais on ne comprend pas clairement à partir des écrits de Gandhi ce qu’un tel principe prescrit réellement, dans la mesure où il est difficile de comprendre ce que signifie maximiser le bien-être de tous. Gandhi semble indiquer parfois que ce principe signifie que les institutions, ou les institutions fondamentales de la société, doivent permettre de maximiser le bien-être de ceux qui sont le plus mal lotis. Selon cette interprétation, le principe du sarvodaya semble se rapprocher du principe de différence proposé par John Rawls dans son célèbre ouvrage Théorie de la justice (1971). Selon une autre interprétation, le principe du sarvodaya semble exprimer une exigence profonde d’égalité, de sorte que l’organisation de la société doit garantir à chacun de ses membres les ressources matérielles (vivres, médicaments, soins médicaux, etc.) nécessaires à une vie simple et saine ainsi qu’une opportunité optimale et égale pour tous de se réaliser totalement soi-même. Dans l’une comme dans l’autre interprétation, le principe de sarvodaya suppose que l’économie soit rattachée à des exigences précises d’équité, de justice et de solidarité. Ces exigences ne peuvent être pleinement satisfaites, selon Gandhi, que dans un système fondé sur un “ socialisme non violent ” où les moyens de production de ce qui satisfait les besoins élémentaires d’existence, et plus généralement la grande industrie, sont placés sous le contrôle démocratique de la communauté. L’économie doit également être canalisée par les exigences du swadeshi. Le swadeshi, qui signifie littéralement l’autosuffisance, est pour Gandhi un concept assez large. Il exprime d’abord une valorisation de la qualité de la vie contre la multiplication artificielle des besoins et de la consommation qui constituent, selon Gandhi, un obstacle à la réalisation totale de soi. On retrouve ici la sévère critique que Gandhi formulera toute sa vie contre la civilisation des machines et l’industrialisation effrénée ; une critique qui fut longtemps considérée comme l’expression d’une attitude réactionnaire, obscurantiste, mais qui par la suite fut de plus en plus réévaluée, aussi bien par les économistes qui étudient les problèmes du Tiers monde, que par le mouvement écologiste. En économie, le principe swadeshi implique le refus d’un peuple de se laisser exploiter par d’autres peuples, en valorisant au maximum, mais de façon attentive et planifiée, les ressources matérielles et la force de travail dont il dispose. Toutefois le principe swadeshi a également des implications culturelles et sociales : il suppose la valorisation, la défense de sa propre culture et de sa propre langue, la confiance en soi, dans ses propres capacités et dans ses propres forces ; le principe swadeshi a également pour conséquence la valorisation des structures sociales et des lieux habités où la dimension humaine des relations entre les personnes est préservée. Il est donc dans l’esprit swadeshi même de favoriser le développement de lieux habités de petites et moyennes dimensions, et de s’opposer à la création de grandes métropoles. Si swadeshi signifie autosuffisance au sens large du terme, swaray signifie indépendance, dans un sens également assez large qui comprend l’autonomie, la maîtrise de soi, la discipline de soi, la limitation de soi, aussi bien sur le plan individuel que collectif et national. Comme le précise Gandhi, swaray suppose plus particulièrement la défense de ses propres intérêts sans que cela nuise pour autant aux intérêts légitimes d’autrui. Le patriotisme et le nationalisme de Ganhdi apparaissent ainsi sous un nouveau jour. Gandhi refuse le principe de la raison d’État, de l’égoïsme national, et il est amené aussi bien par le principe de l’ahimsa, que par le principe du sarvodaya, qui naturellement sont compris par lui sur un plan général, à condamner toute forme d’exploitation d’un peuple par un autre. Ce qui conduira Gandhi à récuser également le concept de souveraineté nationale en tant qu’il implique un droit absolu de propriété sur le territoire et sur les ressources qu’un peuple contrôle : “ Nous voulons la liberté pour notre pays, mais non au prix de l’exploitation des autres hommes ou de la dégradation des autres pays [...] Je veux la liberté pour mon pays de façon que les autres pays puissent apprendre quelque chose d’un pays libre, de façon que les ressources de mon pays puissent être utilisées pour le bénéfice de l’humanité ” (Bose, op. cit., 42). L’État de non-violence Gandhi accepte la définition de l’État comme institution détentrice du monopole de la violence : “ L’État incarne la violence sous une forme concentrée et organisée. ” Par conséquent, Gandhi dira souvent qu’il faut se garder d’accroître le pouvoir étatique et fait sienne la formule de Thoreau pour qui “ l’État le meilleur est celui qui gouverne le moins ”. Cette formule ne renvoie pas chez Gandhi à une conception de l’État minimal telle qu’elle est prônée par Robert Nozick dans son célèbre ouvrage Anarchie, État et Utopie (1974) ou par d’autres néo-libéraux. L’idéal de Gandhi serait plutôt proche de celui de Proudhon, “ un État d’anarchie éclairée ” dans lequel chacun se gouverne soi-même de manière à ne pas gêner les autres. Dans cette situation idéale “ il n’y a pas de pouvoir politique parce qu’il n’y a pas d’État ” : les rapports entre citoyens sont réglés exclusivement sur la base du dharma de la non-violence, c’est-à-dire en fonction d’un système de valeurs et de principes moraux que chacun a intériorisé et dont le respect général conduit au sarvodaya, au bien-être de tous. Gandhi savait que cet idéal était inaccessible : son plus haut degré de réalisation accessible progressivement est pour Gandhi l’ “ état de non-violence ”. Par cette expression contradictoire (puisque Gandhi lui-même définit l’État comme détenteur du monopole de la violence), il se réfère à une forme d’État fondée sur le consentement explicite de la plupart des citoyens qui respectent la loi en vigueur, non par crainte des sanctions qu’implique sa violation, mais parce qu’en participant démocratiquement au processus de création de la loi et en la considérant comme essentiellement juste dans son contenu, ils s’identifient à elle et donc y adhèrent librement. Dans un tel État démocratique le pouvoir de coercition de la communauté sur l’individu se réduit au minimum. Gandhi est le défenseur du principe de la majorité, mais il nie que ce principe ait une validité absolue et dénonce comme “ une superstition et une chose que Dieu réprouve ”, la croyance qu’une décision de la majorité en tant que telle doit s’imposer à ceux qui sont mis en minorité. Il considère en particulier que se soumettre aux décisions de la majorité, quel que soit le contenu de ces décisions, signifie tomber dans un état d’esclavage, et il a toujours défendu le droit moral de la minorité d’agir autrement que ne l’a décidé la majorité, dès lors qu’il s’agit d’une décision contraire à la conscience de celui qui a voté contre et que l’action du récalcitrant est conforme aux canons de l’ahimsa. Ici, il faut mentionner le discours de Gandhi sur la désobéissance civile conçue comme une violation délibérée, publique et non violente de la loi en vigueur considérée comme injuste, violation accompagnée de la disposition à se soumettre volontairement au châtiment prévu par cette violation. Gandhi avait le plus grand respect pour la loi (n’oublions pas qu’il était avocat) ; mais il considérait que la doctrine selon laquelle la loi doit être respectée uniquement parce qu’elle est en vigueur n’est que pure superstition. Les lois faites par l’homme ne sont pas nécessairement contraignantes : la loi doit être respectée seulement si le citoyen la considère comme juste ( “ il est inhumain d’obéir à des lois injustes ” ). L’importance décisive que Gandhi reconnaît à l’individu ainsi qu’à sa conscience morale le conduit ainsi à défendre le droit moral à la désobéissance civile. Il importe d’introduire ici une distinction. D’une part il y a la désobéissance civile à telle ou telle loi, laquelle est considérée comme injuste mais appartient à un ordre juridique dans son ensemble juste, légitime et que le citoyen considère donc comme son devoir moral de respecter ; d’autre part, il y a la désobéissance systématique de la loi d’un État jugé illégitime, injuste, répressif et que l’on cherche ainsi à subvertir. Lorsqu’il se réfère à la désobéissance civile du premier type, Gandhi utilise le terme de “ désobéissance civile défensive ”, tandis que lorsqu’il se réfère à la désobéissance civile du deuxième type, il utilise le terme de “ désobéissance civile offensive ”. Gandhi considère que dans le cas de la désobéissance civile défensive, le citoyen d’un État démocratique doit procéder avec beaucoup de prudence et de précaution, dans la mesure où il existe dans un tel État des moyens constitutionnels permettant de modifier ou d’abroger des lois considérées comme injustes. Mais si les moyens constitutionnels ne sont d’aucun secours lorsqu’il s’agit de changer la loi, ou bien lorsque la loi prescrit des comportements clairement contraires aux sentiments les plus intimes de la conscience morale d’un individu, la désobéissance civile, selon Gandhi, est non seulement légitime mais elle constitue même un devoir, à condition toutefois que l’individu soit un citoyen extrêmement respectueux de la loi. Mais pourquoi se soumettre volontairement à un châtiment ? Si la loi est injuste, le châtiment n’est-il pas également injuste et se soumettre volontairement à ce châtiment n’est-il pas tout aussi injuste ? À partir des écrits de Gandhi nous pouvons proposer la réponse suivante. En premier lieu, le fait,qu’une personne considère qu’une loi est injuste n’implique pas nécessairement que cette loi le soit ; son propre jugement sur cette loi peut être infondé : se soumettre volontairement au châtiment est une façon de reconnaître qu’on peut être dans l’erreur, que la loi peut être juste. En deuxième lieu, l’acceptation du châtiment doit être rattachée à la désobé