Vingt et un tableaux (et quelques craies)
février 2013
Extrait :Chapitre ILe rendez-vousAu premier mot de la première phrase du tout premier cours, je me découvre aphone. Je ne peux m'empêcher d'ouvrir et de refermer la bouche, comme un poisson hors de l'eau, tandis que la classe se vide, rangée par rangée.Un gentil cauchemar, celui-là. Éminemment préférable à la version numéro six, dans laquelle les étudiants désertent les lieux, dégoûtés, alors que je ne me suis jamais senti aussi en verve. Ou à la version numéro quatre, où la débâcle est provoquée par ma nudité.Vingt-sept août, six heures du matin, tout va bien. Après vingt ans d'enseignement et autant de versions du même cauchemar, j'en suis arrivé à lui trouver quelque chose de rassurant. Comme si, du simple fait que je les avais d'abord rêvées, de telles situations ne pouvaient plus m'arriver. Cette vingt et unième rentrée serait donc parfaitement normale, elle aussi, malgré tout?Se raser lentement, histoire de passer le temps. Et puis la douche, le shampooing, le désodorisant, la séance de miroir... Porter attention aux cheveux, le moindre épi peut être fatal. Sans parler des pellicules, le pire obstacle à la séduction, selon les publicitaires. Chaque rentrée ramène les mêmes cauchemars, et les mêmes réminiscences: se pomponner devant le miroir, comme pour un premier rendez-vous. La même peur. La même excitation.Six heures vingt-sept, tout va bien. Petit déjeuner, très léger. Ce serait beaucoup demander à la voix, qui devra bientôt couvrir les bruits du système d'aération de la classe, de rivaliser en plus avec les gargouillements de l'estomac.Ingurgiter un deuxième café, comme si on avait besoin d'un excitant, s'asseoir au salon, parcourir le journal et n'en rien retenir, tourner en rond dans la maison silencieuse, consulter sa montre à tout moment en se demandant si elle fonctionne encore. Sept heures douze, tout va bien, mon commandant, le ciel est clair, la visibilité est bonne et la nervosité, normale; normale, oui, même après vingt ans d'enseignement, même après avoir affronté des centaines de groupes, des milliers d'étudiants. Les comédiens les plus chevronnés, les chanteurs les plus adulés n'ont-ils pas le trac, eux aussi? C'est même bon signe, à ce qu'on dit.Les premières rencontres se sont toujours bien déroulées, toujours. Y a-t-il une seule raison pour que ce soit différent aujourd'hui? Il y en a une, oui, qu'il vaut mieux oublier. Tout va bien, mon commandant, et tout ira bien, comme d'habitude.