Évangéline : Contes d'Amérique
mai 2013
Extrait:Les récits des sociétés modernes sont particuliers. Ils doivent se confronter à l’histoire. Déjà, dans l’Antiquité grecque, Aristote distinguait, dans Poétique, poésie et histoire. La poésie fabrique du nouveau, pensait-il, elle dit ce qui devrait être en fonction de la nécessité, ses affirmations sont plus générales, de l’ordre de la vraisemblance. Au contraire, l’histoire s’intéresse à ce qui est fabriqué, elle dit ce qui est peu importe la nécessité, ses affirmations sont plus précises, elle recherche le vrai. Aristote préférait la poésie à l’histoire, il préférait le conteur au savant. On a longtemps opposé ces deux ordres de fait. Comme la modernité a vu s’imposer le récit historique, le conteur doit dorénavant s’appuyer sur l’histoire. Aujourd’hui, plusieurs voudraient que l’histoire se détache complètement du conteur, abolissant pour ainsi dire le récit. Mais c’est chose impossible en soi, les choses fabriquées n’ont pas de significations sans un conteur, sans qu’elles soient inscrites dans une narration. Ce qui ne veut pas dire que la vérité historique disparaît du récit. Ce qui distingue le récit moderne du récit ancien, c’est justement qu’il est dorénavant contraint de s’écrire à l’aune de l’histoire, c’est que poésie et histoire s’entremêlent, tout en s’opposant. Longfellow a effectué des recherches historiques pour écrire l’idylle d’Évangéline, et, dès sa publication, l’œuvre fut au cœur d’une polémique entre poésie et histoire.J’ai pleinement voulu assumer cette difficile tension entre poésie et histoire propre au récit moderne. J’ai voulu écrire un récit, voire trois. J’ai voulu conserver le ton du récit. Après ces quelques éclaircissements, ce livre ne comprend pas de longs passages théoriques comme le voudrait un travail savant. […]J’ai surtout, dans l’écriture de ce livre, voulu éviter des pièges, pièges que je crois récurrents dans les sciences sociales contemporaines. Nous savons tous aujourd’hui que les sociétés sont des choses construites, que les traditions sont inventées. Plusieurs, en raison de cela, concluent que la société est un « pieux mensonge », un « fakelore » comme le diront les historiens cadiens, qu’il ne reste plus aux sciences sociales que de démasquer l’imposteur, déconstruire le récit. Ma démarche ne vise justement pas à déconstruire le récit mais à voir comment le récit se construit, participe à créer un monde de sens, à mettre en forme, à faire société à partir de l’infinie pluralité humaine. Il n’existe pas de sociétés sans conteurs, et pas d’humanité sans sociétés.