Je m’interrompis au milieu de la phrase que j’étais en train de dire et après quelques secondes de silence, je dis d’une voix sourde : — Ça y est. — Qu’y a-t-il, M. de Michelaine ? — Je n’y vois plus. — Comment cela ? — Je ne vois plus de mon œil droit ! Tout est rouge. — Mais ce n’est pas possible. Appelez l’infirmière. — Elle ne pourra rien faire ni personne non plus d’ailleurs. — Mais quand même. Vous dites cela tranquillement sans bouger. J’entendis s’agiter autour de moi puis je reconnus la voix de la veilleuse de nuit que quelqu’un avait probablement avertie. — Que se passe-t-il M. de Michelaine ? — Je suis à peu près aveugle depuis deux minutes. — Oh mon Dieu, que faut-il vous faire ? Est-ce douloureux ? — Absolument pas et cela m’était déjà arrivé à l’œil gauche, il n’y a rien à faire. — Donnez-moi le bras, je vais vous amener jusqu’à votre chambre. — Merci Mademoiselle, mais je distingue un peu les obstacles de l’œil gauche. — Je vais quand même vous aider et appeler l’interne. Une fois allongé sur mon lit quand la veilleuse de nuit revint me dire que le médecin de garde avait prescrit de me donner un calmant, je commençai la nuit la plus longue et la plus pénible qu’il m’ait été donné de vivre jusqu’à aujourd’hui. Je lui demandai de prendre dans mon portefeuille la photo récente de Claire et de mes enfants et de me la donner et à ce moment seulement je pris conscience du fait que je ne les voyais absolument pas. Ce fut l’écroulement car je n’avais pas encore compris que je ne verrais plus les êtres qui me sont chers. Je perdis alors toute notion de lieu et de temps, emporté par le désespoir et pleurant plus ou moins bruyamment pendant le reste de la nuit. Les pensées qui me traversaient l’esprit tenaient toutes du même genre : comment vivre maintenant