Toute œuvre littéraire axée sur l’évocation du proche passé vient aujourd’hui précisément à point. Dans une dizaine d’années seulement, nous ne serions plus en mesure d’obtenir de témoignage vivant, spontané et concret sur ce que nous étions il y a moins de cent ans. Le sens commun, la pensée naïve, les espoirs et les craintes partagés par tout un chacun, voilà ce qui risque de s’oblitérer pour ne laisser la place qu’à une histoire sélectionnée, dévitalisée, anesthésiée, tant il est vrai qu’il n’y a pas de souvenir innocent et que l’historien officiel retient d’abord ce qui convient. Il serait pourtant infiniment préjudiciable que la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle nous deviennent bientôt ce que les époques antérieures sont déjà devenues pour nous : des textes morts, des documents figés, bref des ruines où le rapport au quotidien s’est perdu. Par bonheur, complétant l’écologisme de la nature, se développe enfin un écologisme de l’esprit, avec le louable souci de préserver intact le souvenir d’une manière de penser si partagée jadis et trop vite oubliée. Le monde paysan était riche d’un imaginaire presque démesuré. Aussi, l’intérêt de ces contes et nouvelles d’Emmanuelle de Marande n’est-il pas d’ajouter des fictions personnelles aux fantasmes si nombreux de la vie du terroir, mais de leur accorder, encore une fois, la parole, de les laisser s’exprimer presque sans recherche, presque sans artifice, presque spontanément : chose difficile entre toutes et que permet seule une érudition solidement maîtrisée.