C'est en 1794, au soir de sa vie, que Jean-Nicolas, comte Dufort de Cheverny, détenu dans les prisons révolutionnaires, inquiet pour sa vie et celle de ses proches, commence la rédaction de ses Mémoires, l'un des textes documentaires les plus remarquables sur la France de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Né en 1731, dans un milieu privilégié de parlementaires et de fermiers généraux, orphelin à quinze ans, nanti d'une belle fortune et d'un solide appétit de vivre, Dufort, après quelques années d'une existence insouciante - ponctuée de coûteuses folies, de voyages, de conquêtes amoureuses - se "range" à vingt et un ans, en achetant une charge d'introducteur des ambassadeurs — l'équivalent de ce qu'est, aujourd'hui, un chef du protocole — qui fait de lui un proche de Louis XV, et un familier de la Cour.Quelle aubaine, que ce poste sans égal, pour mettre à profit un talent d'observateur hors du commun, un don du récit, où le naturel et l'humour l'emportent le plus souvent. C'est toute une époque qui passe : le roi, ce Bien-Aimé, peu à peu coupé de ses sujets, entouré de maîtresses éphémères et de courtisans flagorneurs ; la reine, réduite à un triste cercle de vieillards ; Mme de Pompadour et ses intrigues ; d'Argenson, Bernis, Choiseul, les ambassadeurs Kaunitz et Galitzine, le comte de Charolais, de sinistre mémoire, tant d'autres… Et puis, ce sont l'attentat de Damiens, les intrigues du Parlement, la mort de Mme de Pompadour… Peu à peu, Dufort s'éloigne ; il achète le château de Cheverny, l'aménage luxueusement, recommence sa vie mondaine dans le Blésois.On a retenu, pour ce volume, la première partie des Mémoires de Dufort de Cheverny, soit la description des "années heureuses", de la naissance de l'auteur, à l'avènement de Louis XVI (1774). Cet ouvrage, souvent cité par les historiens comme une source d'information incomparable, n'avait jamais été édité de façon scientifique et exhaustive : dans les deux versions précédentes, le texte a été tronqué, modifié, réécrit sans souci de fidélité au manuscrit. Jean-Pierre Guicciardi, spécialiste du XVIIIe siècle, et éditeur de nombreux ouvrages de cette période, a utilisé le manuscrit original, conservé à la Bibliothèque de Blois, pour établir un texte définitif et absolument authentique ; le lecteur trouvera donc ici, pour la première fois, les Mémoires de Dufort de Cheverny, tels que leur auteur les a voulus, écrits au fil de sa plume, au style parfois fantaisiste, mais toujours élégant.