Résumé
Les travaux des cinquante dernières années en sociologie de la littérature nous ont appris que l'écriture, «par vocation tournée vers l'imaginaire, n'échappe pas à la trilogie production-diffusion-consommation qui règle le mode d'existence de toute création humaine, fût-elle matérielle ou intellectuelle». Les études des chercheur sont alors mis en circulation un concept qui nous intéresse ici, celui d'institution littéraire, celle-ci s'incarnant de façon plus concrète dans un certain nombre d'instances (à titre d'exemples, des cénacles ou des regroupements, des salons, des prix, des éditeurs, des critiques, des écoles, des bibliothèques, etc.). Ces instances donc, qui seraient ces lieux et ces rouages régissant aussi bien les contextes de création et de production que de diffusion, de réception et d'évaluation. Autant d'étapes qui rendent l'oeuvre écrite légitime - acceptable par conséquent; autant d'étapes qui la «consacrent» de façon plus ou moins définitive.Mais dans le contexte nord-côtier qui nous intéresse ici plus particulièrement, qu'en est-il de l'institution littéraire? Existerait-il un certain nombre d'instances qui nous autoriseraient à parler d'institution littéraire nord-côtière? Et qu'en est-il plus précisément dans le cas de Baie-Comeau, cette ville qui fête en 2012 son 75e anniversaire? Le Comité directeur de la revue Littoral propose, dans ce numéro spécial sur «Baie-Comeau et l'écriture», une première tentative d'explication, une ébauche de réponse à travers 13 articles, écrits par 9 collaborateurs.Le MOUVEMENT LITTÉRAIREÀ BAIE-COMEAU... ou comment «déterminer des façons d'écrire»«[...] la littérature ne peut être comprise que comme une activité humaine, inscrite dans un ensemble d'activités plus vastes, exercées par des personnes aux prises avec [des] conditions et [des] contraintes [...].»La lecture du dossier dont il est question ici prouve bien - encore une fois - que «la littérature ne se conçoit jamais seule» et qu'«elle n'existe qu'à l'intérieur d'un ensemble de pratiques culturelles plus vaste». Ce qu'illustre tout à fait l'article de Claude Rodrigue consacré à l'histoire du théâtre professionnel à Baie-Comeau - La Chant'Amuse - qui met en évidence près de trente années d'animation, de créations et de productions, à l'occasion à saveur locale ou régionale.Mais la vie littéraire à Baie-Comeau est surtout incarnée, depuis une dizaine d'années, par une autre institution baie-comoise qui n'a pas cessé de s'enraciner, de se consolider, de se développer et de rayonner toujours davantage: le Camp littéraire de Baie- Comeau. À ce sujet, il faut lire absolument le texte de Louise St-Pierre intitulé «Le Camp littéraire de Baie-Comeau, son évolution et son rayonnement». Avec le Camp littéraire, toutes les dimensions essentielles de l'activité littéraire sont en effet interpellées: l'animation, la création, la production, la diffusion... On sait par ailleurs que le Camp littéraire a fait de Baie-Comeau, au fil des ans, «une sorte de capitale du haïku». Cet été, le Camp a vécu sa 8e édition, et, encore une fois, les participants ont écrit. La directrice du Camp, Francine Chicoine, nous propose ainsi de lire une trentaine de ces haïkus inédits qui ont été rédigés cet été. Avec son article «Dans le sillon des mots / La création littéraire à Baie-Comeau», elle nous invite aussi à la lecture de quelques micronouvelles composées dans le cadre des «ateliers littéraires». Par ailleurs, les cinq années d'existence du Groupe Haïku de Baie-Comeau et sa récente publication, Le fleuve à nos pieds, sont d'autres preuves de l'intérêt de plus en plus marqué du milieu baie-comois pour la création littéraire. C'est du moins ce que démontre cet autre texte de Claude Rodrigue, intitulé «Le GHBC souligne ses noces de bois». En somme, on le voit aisément: il existe à Baie-Comeau une vie culturelle plutôt remarquable dont la vitalité est redevable, faut-il le souligner encore une fois, aux travaux du Camp Littéraire. Ceux-ci font particulièrement la preuve de leur efficacité si on considère les nombreuses publications des dernières années. Nous faisons référence ici à celles des Éditions Tire-Veille et des Éditions David qui ont permis l'émergence de nouveaux talents et aussi à de nombreuses autres personnes de participer d'une façon ou d'une autre à ce que la vie littéraire offre de passionnant et de stimulant. C'est pour cette raison que nous croyons important de saluer le travail plus qu'impressionnant du Camp littéraire de Baie-Comeau en lui consacrant plusieurs pages de ce numéro spécial.Par ailleurs, la vie littéraire d'une communauté ou d'une région, pour être complète, doit aussi pouvoir se vérifier dans ce qu'on appelle la réception des oeuvres publiées. Certaines des activités du Camp littéraire prennent déjà en charge cette dimension. Mais elle s'exerce aussi ailleurs: par exemple, à la radio ou dans les journaux... Ou dans la revue Littoral. Le dossier qui nous concerne ici fait justement la preuve de l'existence d'un discours critique nord-côtier. Ce dernier, pris en charge tant par des Baie-Comois que par des gens d'ailleurs, s'intéresse de façon plus précise aux oeuvres et à leurs auteurs. Ainsi, à Baie-Comeau, Claude Rodrigue continue sa lecture de l'oeuvre de Claude Marceau en nous présentant ses réflexions sur ses deux récentes publications, Balade en Boréalie (2010) et Saisons de sel (2012), deux recueils de haïkus. Et, écrits par des gens de l'extérieur de la région - ce qui témoigne d'un certain rayonnement de l'écriture nord-côtière -, trois autres textes s'intéressent aussi à des publications récentes. Yvon Paré s'intéresse à «l'esprit nomade» de Gérard Pourcel dans ses Chroniques d'une mémoire infidèle (2012); la romancière Nicole Houde nous offre une consistante étude de la nordicité dans l'oeuvre de Francine Chicoine; et la Française Meriem Fresson nous présente S'agripper aux fleurs, un recueil de haïkus écrit par trois auteures innues.Enfin, trois autres collaborations mettent en évidence autrement, «la question de l'écriture à Baie-Comeau». Deux articles jettent un regard sur le passé en s'intéressant à deux personnalités marquantes, deux grands animateurs de la vie culturelle baie-comoise et nord-côtière. Le premier, sous l'initiative de Pierre-Philippe Landry de la Société historique de la Côte-Nord, évoque, par le biais de la bibliographie, l'abondante oeuvre écrite de l'historien Pierre Frenette récemment décédé. Le second, sous l'égide de Pierre Rouxel, nous renvoie aux premières années de Baie-Comeau en évoquant l'oeuvre de Mgr René Bélanger, qui fut à la fois un historien et un homme de lettres; probablement le premier spécialiste en «écritures nord-côtières». Véritable précurseur en la matière, il publia en 1971 la première anthologie consacrée aux textes nord-côtiers, La Côte-Nord dans la littérature. Avec lui - et avec d'autres autour de lui, comme le journaliste Gérard Lefrançois -, allait s'amorcer un nouveau chapitre de la longue histoire de l'écriture nord-côtière: celle-ci serait désormais prise en charge, de plus en plus, par les Nord-Côtiers eux-mêmes. Elle s'intéresserait surtout à l'histoire de la Côte d'abord. C'était la nais- sance, d'une certaine manière, des premières «études nord-côtières». Il faut donc le redire: pour d'évidentes et diverses raisons qu'on ne peut ici préciser, Baie-Comeau aura été, pendant ses vingt et trente premières années d'existence surtout, le premier - sinon l'unique - foyer culturel nord-côtier.Quant au dernier article dont il faut parler pour clore le dossier sur «Baie-Comeau et l'écriture», il offre une opportunité dont il faut se réjouir dans la mesure où elle permet d'aller plus avant dans la réflexion, et encore une fois, d'une autre manière. Certes, on le sait bien, Baie-Comeau est un lieu de création et de production. Mais il est aussi parfois l'élément déclencheur de l'écriture, et sa matière même. On pourrait le vérifier chezcertains auteurs de notre région, mais cela se vérifie aussi chez des auteurs «étrangers»: chez des auteurs québécois sans aucun doute, mais aussi chez des auteurs d'ailleurs. C'est donc dire que Baie-Comeau et sa vaste région intéressent et séduisent; qu'elles offrent des possibilités qu'il appartient aux créateurs d'exploiter. Ainsi, par l'écriture des «autres», Baie-Comeau voyage; et par les chemins souvent imprévisibles de l'imaginaire dont seuls les créateurs décident. Alors, doit-on se surprendre tant que ça de voir Henri Vernes, après sa visite au chantier de la Manicouagan en 1964, écrire l'année suivante, Terreur à la Manicouagan? Oui! Oui! Bob Morane à la Manicouagan! À l'occasion de ce numéro spécial, Marie-Ève Vaillancourt s'est donc penchée sur le rôle de la Côte-Nord dans la construction du viril moranien à l'intérieur de cette oeuvre qui ouvre le cycle Miss Ylang Ylang de la série des Bob Morane. On y découvre entre autres que le lieu même de l'action participe activement aux mécanismes d'une poétique de la virilité développée par Vernes.Il y aurait donc à Baie-Comeau suffisamment d'instances pour qu'on puisse parler d'une institution littéraire? Mais l'institution du littéraire nord-côtier existe aussi davantage encore depuis ces dernières années, depuis la mise sur pied, au Cégep de Sept-Îles, en 2006, du Groupe de recherche sur l'écriture nord-côtière - le Grénoc.LE NÉCESSAIRE APPAREIL CRITIQUE... ou comment déterminer des façons de lireSi l'institution de l'écriture - terme plus englobant et représentatif de l'objet d'étude qui anime les travaux du Grénoc que le restrictif vocable «littéraire» - passe obligatoirement par la reconnaissance d'instances de production et de diffusion, telles que nous venons de les évoquer à Baie-Comeau, elle doit aussi nécessairement passer par des instances de légitimation. À cet égard, le Grénoc, qui publie cette année le 7e numéro de sa revue Littoral et lance sa collection Les Cahiers du Grénoc, endosse inévitablement, donc, une part importante de ce rôle institutionnel dans la reconnaissance sociale du référent nord-côtier comme porteur de sens dans l'écriture, comme prise de position et comme discours sur la Côte-Nord. Ce rôle de réception et d'évaluation, au sens large, participe en effet à la mise en marche vers cette légitimation institutionnelle en s'appuyant sur la constitution naturelle d'un corpus précis, même s'il reste encore à découvrir, et sur l'exploitation de ce dernier comme outil d'analyse du discours nord-côtier. Autrement dit: Qu'en dit-on? Comment le dit-on? Pourquoi le dit-on? Et de cette manière-là en particulier? Les réponses à ces questions - et à d'autres aussi! - opèrent la mise en forme d'un discours pluriel autour d'un même référent. La parution de ce numéro prouve ainsi une fois de plus qu'il existe mille et une façons de parler de la Côte-Nord, toutes aussi légitimes les unes que les autres, chacune découlant d'une sensibilité qui lui est propre. Cela permet ainsi à notre référent de fonctionner comme un prisme, multipliant alors les déclinaisons possibles d'un spectre culturel complexe qui s'inscrit incidemment dans le cadre plus large du littéraire québécois. Après tout, la culture n'humanise-t-elle pas localement notre rapport collectif au monde?Et si l'une des caractéristiques essentielles de l'écrit et du fait culturel qui en découle est sa transmission, on peut dire également que ce 7e numéro assume pleinement cette responsabilité. La conclusion de l'article de Paul Charest qui comprend un précieux inventaire consacré au vocabulaire maritime de Placide Vigneau et le recensement de documents d'archives concernant l'amiral Walker et sa funeste expédition de 1711 réalisé par Peter Gagné, archiviste au Centre de référence de l'Amérique française, qui introduit la suite des «Morceaux choisis» entourant le naufrage de la flotte anglaise sur les récifs de l'Île-aux-oeufs en sont certainement la preuve. En outre, toute la section intitulée «Lectures et relectures» mérite à elle seule qu'on s'y attarde pour son apport incontestable au processus de reconnaissance d'une institution de l'écriture nord-côtière par la réception et l'évaluation des écrits qui la façonnent. Une lecture qui se fait en conformité avec l'axe de recherche du Grénoc et qui est forcément orientée, par conséquent, vers une compréhension dynamique de la composante nord-côtière du discours soumis à l'analyse. À travers le contenu de ce 7e numéro, toutes sections confondues, des thèmes majeurs émergent ainsi naturellement du corpus à l'étude: la littérature de voyage (voir entre autres les textes de Steve Dubreuil à propos de Robert-Michael Ballantyne, un jeune écossais qui a oeuvré comme commis à différents postes de traite de la Hudson's Bay Company, et l'inédit de Vanessa Racine qui, avec sa plume impressionniste, relate son voyage à bord du Nordik Express, le bâtiment qui assure la desserte maritime sur la Basse-Côte-Nord), le pouvoir attractif de la Côte (lire absolument les articles de Rémy Gilbert au sujet d'Auguste Galibois et de Fannie Dubois concernant Génération pendue de Myriam Caron), le territoire comme point d'ancrage d'un imaginaire débridé (voir entre autres l'article de Jérôme Guénette qui analyse le jeu discursif du va-et-vient entre le réel et l'utopie dans L'Impératrice de l'Ungava) et la rencontre de l'autre. Au sujet de ce dernier thème, Littoral y consacre toute une section depuis sa première parution en 2006 et ce 7e numéro ne fait pas exception. Une rencontre menée par Jean-François Létourneau avec Rodney St-Éloi, le directeur général de Mémoire d'encrier, prouve que le Comité directeur a eu raison de vouloir consacrer à l'écriture amérindienne une part importante de sa revue et met en lumière la richesse d'un corpus en émergence: «Un processus d'humanisation de l'image de l'Amérindien est amorcé. Les gens acceptent qu'il y a quelque chose qui s'appelle la littérature amérindienne qui existe bel et bien», confie en effet St-Éloi à Létourneau dans cet entretien. Cette ouverture sur les autres cultures, nous pouvons aussi la voir agir notamment à travers le regard suédois de Christophe Premat et Françoise Sule qui analysent conjointement la voix marginale de Rita Mestokosho et par le biais d'un entretien avec Laure Morali mené par Pierre Rouxel.Mais ce numéro, tout en s'inscrivant dans la continuité des précédents, ouvre par ailleurs quelques perspectives nouvelles de recherche qui pourraient s'avérer au fil des ans fort prometteuses. La publication d'une première partie des actes du colloque sur Yves Thériault qui s'est tenu à Baie-Comeau à l'initiative de Julie St-Pierre en septembre 2011 souligne et rappelle à cet égard la richesse et l'importance de l'oeuvre thériausienne dans le corpus nord-côtier. L'oeuvre de Thériault comprend en effet bon nombre de références directes à cet immense territoire qu'il affectionnait tout particulièrement. Ce qui ouvre, pour les chercheurs du Grénoc, tout un chantier d'analyse et de possibilités. Déjà, le projet de publication des actes a permis de mettre en place une collaboration particulière avec l'UQAR par le biais du cours intitulé Pratiques éditoriales. À l'invitation de Nadia Plourde, enseignante titulaire du cours à l'automne 2011, les étudiants ont donc été invités à endosser concrètement le rôle du correcteur en conformité avec le protocole de rédaction de la revue Littoral. Un exercice auquel les étudiants se sont soumis avec professionnalisme et qui est en complète adéquation avec l'un des mandats du Grénoc puisque la portée pédagogique du projet ne laisse aucun doute. L'entente de reproduction signée avec Les Éditions du dernier havre concernant La Passe-au-Crachin pour inaugurer la collection Les Cahiers du Grénoc témoigne également de ces perspectives nouvelles qui s'offrent au groupe de recherche. Dans la jeune histoire du Grénoc, il nous apparaît donc évident que cette dernière étape confirme que le groupe est l'un des acteurs privilégiés, aux côtés des deux Sociétés historiques de la Côte-Nord et du Camp littéraire de Baie-Comeau, dans la constitution légitime d'une institution de l'écriture nord-côtière.Diffusion, réception, évaluation. Trois étapes qui décrivent les travaux menés par le Grénoc et qui inscrivent, de ce fait, le contenu du 7e numéro dans le processus de reconnaissance d'une institution littéraire propre au territoire qu'elle couvre. Mais il s'agit aussi d'un numéro qui nous semble nécessaire et fort intéressant quant à la participation active de l'écriture nord-côtière dans le grand Tout de l'identité littéraire québécoise...