Un grondement terrifiant emplit ses oreilles et un vent brûlant souffla son haleine de forge sur le fleuve. Les Anglais s’étaient jetés à plat ventre et l’air résonnait de l’avalanche des quartiers de béton fusant haut dans le ciel. Pendant quelques secondes on eût pu se croire en plein jour. Le Hollandsch Diep bouillonnait comme un maëlstrom et l’eau se lançait à l’assaut de ses rives. Krammer mit longtemps à comprendre que le tablier du viaduc venait de se désintégrer. — Qui es-tu ? cria une voix à côté de lui. Il leva les yeux et vit dans ceux du colosse au visage grêlé de taches de rousseur, plus d’admiration que de haine. — Moi, murmura-t-il d’une voix faible... Un lâche ! Seulement un lâche ! Ce lâche, pourtant, a bien et durement payé de sa personne. Rudi Krammer a fait la campagne puis la retraite de Russie, quand il faisait moins trente autour de Berezovka. Il a failli brûler avec son char, se faire assassiner par des déserteurs, se faire fusiller par les Waffen S.S. et c’est un pur miracle s’il a réussi à changer à la fois de nom et d’arme et à devenir nageur de combat en mer du Nord. Mais Rudi Krammer a beau multiplier les exploits, une honte secrète le ronge, un souvenir enfoui dans les neiges russes et qui l’obsède chaque jour un peu plus. Et, pour chasser ce souvenir, il n’est rien qu’il ne soit prêt à affronter. Rien, fût-ce la mort...