« Klingsor a représenté Tristan de profil et a bien marqué ce commencement de sourire qui semblait toujours errer sur son visage sans jamais s’épanouir beaucoup ni s’affirmer tout à fait. Sous les dehors d’une politesse minutieuse, attentive, presque chinoise, Derème dérobait (ou croyait dérober) une malice qui m’a toujours presque un peu intimidé. Pas d’homme plus bon ; mais pas d’homme moins prêt à être dupe, moins prêt à consentir à ne point voir les choses et les êtres comme ils sont. Son œuvre exquise est née de cette clairvoyance infaillible et tire d’elle sa mesure et sa perfection. Son imagination de poète est toujours restée soumise au monde réel. Rien en lui d’un visionnaire. Il aimait d’un amour égal, merveilleusement équilibré, la nature et les livres ; et je pense qu’il se promenait dans la campagne, quand il était dans son cher Béarn, avec le même scrupuleux souci d’observation qu’il apportait à explorer, dans une bibliothèque, les rayons écartés où il débusquait des vers délicats, curieux, inattendus. Il les enfermait dans sa mémoire comme un botaniste enferme dans sa boîte verte une ramille, un brin d’herbe, une graine en capsule, ou le fantasque petit calice étoilé d’une fleur qui, jusque-là, s’était crue très bien cachée. Ce botaniste ne se souciait que de la flore française ; c’était en quelque sorte un explorateur sédentaire. Ni les pays, ni les auteurs étrangers ne l’attiraient ; il n’a pas plus voyagé que La Fontaine, que Banville, que Jammes. Ses vers sont aussi organiquement et authentiquement de chez nous que certains de nos vins, que certains de nos mets, que certains de nos meubles qui, tous, valent par une « mise au point » exemplaire, et ne sont bons ou beaux que parce qu’ils sont bien faits. Jamais Tristan Derème ne s’est « dépaysé ». Ses rêves eurent les mêmes frontières que sa vie. Son œuvre, aussi ingénument ingénieuse qu’ingénieusement ingénue, n’a rien à craindre du temps. » Jean-Louis Vaudoyer (1942)