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Résumé

"Depuis l’antiquité, les étudiants se pressent pour écouter les philosophes. C’est seulement à partir du XXème siècle que l’on a pu enregistrer les maîtres de la philosophie contemporaine. L’ouvrage proposé est une porte ouverte sur la pensée et son histoire. Elle apparaît d’autant plus nécessaire dans un monde où la réflexion a été remplacée par une pensée restrictivement duale et instantanée. Ce coffret propose pour la première fois de mettre à la disposition du public l’intimité intellectuelle de ces grands philosophes et d’en écouter avec l’éclairage de leurs propres voix, leurs idées, leurs propositions… Patrick Frémeaux “Il fallait un sacré culot pour oser se lancer dans une telle entreprise. Imaginez cela : mettre sur le marché six CD, ne contenant que des propos tenus par la plupart des plus grands penseurs français du 20ème siècle. (...) En fait, cet enregistrement témoigne de la diversité de la pensée au 20ème siècle et aussi, de son incroyable complémentarité. Une leçon à retenir.” D.A. Grisoni, LA VIE “Une initiative remarquable.” LA CROIX “L’auditeur n’en revient pas d’avoir accès à ce florilège de pensée en mouvement, sans minimiser l’émotion de la voix. Une aventure exceptionnelle.” V. Marin La Meslée, MAGAZINE LITTÉRAIRE

Auteur

  • Jean-Paul Sartre (auteur, Narrateur)

    Jean-Paul Sartre (1905-1980) est philosophe, critique littéraire, romancier, nouvelliste et dramaturge. Il se fait connaître du grand public par ses récits (La Nausée, Le Mur) et ses pièces de théâtre (Les Mouches, Huis clos). Mais son activité littéraire est indissociable de sa pensée philosophique (L'Imaginaire, L'Être et le néant). Menant une intense activité politique, il refuse le prix Nobel de littérature en 1964.
  • Maurice Merleau-Ponty (auteur, Narrateur)

    Né à Rochefort en 1908, Maurice Merleau-Ponty, ancien élève à l'École normale supérieure, agrégé de philosophie, docteur ès lettres en 1945, professeur à la Sorbonne, puis au Collège de France depuis 1952, est mort en 1961. Il a été membre du comité directeur des Temps modernes depuis leur fondation.
  • Vladimir Jankélévitch (auteur, Narrateur)

    Vladimir Jankélévitch (1903-1985) est un philosophe et musicologue, professeur à la Sorbonne pendant près de trente ans. Philosophe du devenir et grand théoricien de la morale, son œuvre a influencé beaucoup de penseurs contemporains. La collection « Champs » a publié une grand partie de ses ouvrages.
  • Gilles Deleuze (auteur, Narrateur)

    Gilles Deleuze (1925-1995), l’un des philosophes français les plus influents de la seconde moitié du XXe siècle, a publié une trentaine d’ouvrages entre 1953 et 1993. Ses œuvres ont majoritairement paru aux Éditions de Minuit, dont Spinoza – Philosophie pratique (1970, rééd. augmentée 1981), Le Pli (1988) ou Qu’est-ce que la philosophie ? (avec Félix Guattari, 1991).
  • Henri Bergson (auteur, Narrateur)

    Cet article provient du Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, tome 1, sous la dir. de Monique Canto-Sperber, 4e édition revue et augmentée, Paris, PUF, coll. “ Quadrige/Dicos poche ”, 2004. BERGSON Henri, 1859-1941 Peut-être les “ philosophies morales ” ne se distinguent-elles pas seulement par les différentes solutions qu’elles apportent à des problèmes communs, mais aussi, plus profondément, par la place et le sens qu’elles accordent à la “ morale ” dans la philosophie elle-même (à condition d’y retrouver les questions que posent à chaque homme l’expérience et la conduite de sa vie). L’œuvre de Bergson est exemplaire à cet égard. On pourrait en effet aussi bien soutenir qu’elle ne comporte aucune philosophie morale autonome et complète, ou qu’elle constitue de part en part une telle philosophie : c’est dire que l’on ne comprendra sa philosophie morale, et la façon singulière dont elle répond aux questions les plus profondes, qu’une fois mesurées sa place et sa portée propres. Il faut donc commencer par insister sur ce point. La place de la philosophie morale dans l’œuvre de Bergson C’est seulement dans son dernier ouvrage majeur, Les Deux Sources de la morale et de la religion (de 1932, que suivra un recueil d’essais rédigés antérieurement, La Pensée et le Mouvant, en 1934), que Bergson traite de la morale pour elle-même. Encore n’en traite-t-il pas séparément, comme l’indique déjà le titre de l’ouvrage : seul le chapitre premier, “ L’obligation morale ”, lui est explicitement consacré. Qui plus est, dans ce chapitre même, il s’agit pour Bergson de rapporter la “ morale ” à des “ sources ” qui lui sont extérieures, et qui seront toutes deux rapportées à “ la vie ”. La place à la fois tardive et partielle de la morale dans l’œuvre de Bergson nous renvoie donc d’emblée à la question de son autonomie dans sa philosophie même : entre des “ sources ” biologiques qui paraissent la fonder et une “ religion ” qui semble l’accomplir, “ la ” morale que ses lecteurs pouvaient espérer depuis son premier livre, l’Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), dont le troisième chapitre était consacré à la liberté, peut-elle avoir une véritable unité de signification ? Y a-t-il à proprement parler une “ philosophie morale ” de Bergson ? L’impatience manifestée par les lecteurs d’une œuvre placée d’emblée au cœur des débats de son temps pouvait pourtant se comprendre. Rappelons en effet que l’œuvre de Bergson (né à Paris en 1859), relayée notamment par son enseignement au Collège de France (à partir de 1900), eut, selon un mot célèbre et ambigu, un retentissement “ au-delà des écoles ”, qu’elle gardera jusqu’à la mort de son auteur, en 1941, sinon jusqu’à aujourd’hui. Mais il y avait aussi des raisons proprement philosophiques à l’impatience de ce public. Certes, Bergson, ne voulant livrer que des réponses “ définitives ”, considérant donc la morale comme une dimension théorique autonome, avait écrit : “ On n’est jamais tenu de faire un livre ” (1922, in 1934, p. 98/1330). Mais toute son œuvre antérieure était déjà traversée par des questions relevant, sinon de la morale, du moins de la philosophie pratique, toujours située au centre de sa philosophie générale de l’esprit. La question de la liberté n’est ainsi traitée par Bergson, dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience, que sous forme. d’application : “ Nous avons choisi parmi les problèmes, celui qui est commun à la métaphysique et à la psychologie, le problème de la liberté ” (1889, VII/3). À l’inverse de Kant, qui refusait de résoudre la question métaphysique de la liberté pour la réserver à la morale, peut-être même, comme le dit ironiquement Bergson, par “ scrupule moral ” (ibid., p. 179/155), ce dernier refuse de faire de la liberté une question morale, pour en faire une question métaphysique et même psychologique, impliquant avant tout la conception de l’unité temporelle du moi comme durée. Autonome, individuelle, imprévisible, cette durée fonde une liberté, qui ne se manifeste cependant que dans certains actes privilégiés, ceux qui. l’expriment entièrement comme telle. La réflexion morale proprement dite, qui précède ou suit l’action, délibération ou jugement, intention ou conséquences, est écartée par principe de la compréhension de l’acte libre comme tel, et peut même le masquer par une illusion constitutive de notre entendement, qu’il faut dès lors critiquer. D’emblée, avant même d’être posé comme tel, le champ de la morale semble ainsi passé au crible des distinctions ou du dualisme bergsonien : liberté individuelle concrète d’un côté, réflexion abstraite et générale de l’autre. Les questions pratiques, qui concernent l’action, sans être traitées comme des questions morales, sont au cœur de cette philosophie, et en manifestent les tensions, relevées par des lecteurs tels que Lévy-Bruhl (1890), Belot (1890), Rauh (1904), Nabert (1924), pour ne citer qu’eux. Il en sera de même dans les autres grands ouvrages qui précèdent le livre de 1932. Toute la philosophie de la connaissance exposée dans Matière et Mémoire (1896) repose ainsi sur le fondement de l’action indéterminée du corps. La profondeur de notre mémoire individuelle a pour sens, en s’insérant dans l’action du corps lui-même, d’enrichir notre liberté de toute une histoire personnelle. Plus encore, la matière comme l’esprit sont placés par Bergson le long d’une échelle de réalité à laquelle correspondent autant de “ degrés de la liberté ” (p. 250/355). Ainsi la liberté est-elle au cœur de la philosophie de Bergson : elle intervient au titre d’une théorie de la connaissance fondée sur l’action, d’une psychologie de la conscience et de la mémoire individuelle, et d’une métaphysique du réel en général. Pourtant, hormis dans Le Rire (1900), qui suit directement cet ouvrage, et sur lequel nous reviendrons, Bergson n’en tire explicitement aucune conséquence proprement morale. Comment peut-il même concilier les exigences génériques de l’action vitale, spatiale, sociale, et la liberté individuelle, temporelle, spirituelle ? Peut-être sera-ce justement en traitant explicitement ces questions d’un point de vue moral, qu’elles trouveront leur point d’équilibre. Ce n’est pas encore le cas, cependant, dans L’Évolution créatrice (1907), même si Les Deux Sources de la morale et de la religion ne peuvent se comprendre sans ce dernier ouvrage. Cette “ doctrine d’évolution ” (1934, p. 97/1329) fournit bien, pour ainsi dire, la théorie de l’homme nécessaire à la constitution d’une philosophie morale, mais elle lui lègue aussi de nouveaux problèmes. Ainsi, si les deux aspects de l’action humaine sont rapportés à une même origine biologique, ce n’est pas pour réduire l’homme à sa fonction vitale, mais plutôt (et cette question sera au cœur de la philosophie morale de Bergson), pour donner à la vie un sens doublement moral. L’action humaine, rendue possible par la structure de l’espèce, accomplit d’abord la visée pratique qui est celle de la vie, comme “ tendance à agir sur la matière ”. Plus encore, l’acte libre individuel continue maintenant la “ création ” qui est l’essence de la. vie et en délivre le sens non plus psychologique mais métaphysique. Enfin, entre ces deux sens de l’action humaine, se glisse encore l’illusion de notre entendement, qui ne conçoit de finalité que représentée comme un but à atteindre, et se méprend ainsi sur l’intention à accorder à la vie, autant que. sur le sens de ses propres actions. Ainsi les deux aspects de la philosophie pratique de Bergson ne sont-ils conciliés qu’en se rapportant à une anthropologie générale elle-même inscrite, non seulement dans une interprétation de la vie, mais dans une philosophie de l’esprit qui conjoint une psychologie, une métaphysique et une théorie de la connaissance. Mais ce n’est pas encore là une “ morale ” individualité et sociabilité, intuition et intelligence, liberté créatrice et contrainte pratique ou biologique peuvent bien être conciliées en l’homme, elles ne le sont pas encore pour l’homme. Le sens de l’homme, sa nature et son histoire, sont encore compris de l’extérieur, à partir de la vie ou plutôt de la “ signification ” de celle-ci, et ne sont pas encore interprétés de l’intérieur de son expérience elle-même. Ce sera bien le cas avec le livre de 1932. Il reste cependant, avant de s’y engager, à faire une précision de méthode. Malgré les brefs aperçus qui précèdent, il ne faudrait pas croire, en effet, que l’on puisse lire Les Deux Sources de la morale et de la religion comme l’aboutissement “ logique ” d’un progrès orienté. Chaque livre de Bergson représente en effet un tout autonome à lire selon ses problèmes et ses exigences propres. C’est donc la place précise occupée par la philosophie morale dans le livre de 1932, qui doit permettre d’en interpréter le contenu, mais aussi d’en mesurer les enjeux dans l’ensemble de l’œuvre, et dans les débats où celle-ci prend toute sa portée. Il faut donc comprendre quels sont, selon Bergson, les problèmes proprement moraux, en quoi consistent la tâche et les résultats de la philosophie morale,. avant d’aller plus loin. L’unité de la morale de Bergson “ Que dois-je faire ? ” On peut se demander si c’est bien à cette question, par laquelle Kant définit le champ de la moralité, que Bergson cherche à répondre, dans le chapitre du livre de 1932 consacré à “ l’obligation morale ”. Certes, le problème proprement moral, celui qui assure l’unité de la philosophie morale à travers ses divisions internes (et son lien aux autres dimensions du savoir), resterait celui de l’obligation ; du rapport entre une conscience individuelle et un devoir ou une loi. Bergson semble pourtant en déplacer profondément les termes : loin de rapporter une conscience à une loi pure, l’obligation se ramène d’abord à une habitude ou à un instinct qui lie l’individu humain à son espèce et à la vie ; elle est ensuite inspirée invinciblement, comme une émotion, devant l’action de certains hommes exceptionnels, au-delà de toute loi ; dans aucun des deux cas, la réponse à la question ne semble donc découler de la recherche rationnelle du fondement, et aucune des deux “ morales ” que va distinguer Bergson ne part même d’une question posée par un sujet libre, par un “ je ”, sur le sens de sa propre activité. De plus, si l’on pressent la profondeur du débat engagé notamment avec la doctrine kantienne, si la source de l’obligation est à chercher au-dessous ou au-dessus du questionnement rationnel, quel sera le rôle de la philosophie morale ? Peut-on encore parler d’obligation proprement morale ? Dès les premières lignes, abruptes, du premier paragraphe du livre, le déplacement décisif de la question morale semble opéré. “ L’obligation vraie ”, comme le dira Bergson un peu plus loin (p. 91/1051) “ est déjà là ”. Elle n’est pas à fonder dans un présent pur et abstrait, mais à rechercher dans un passé archaïque et primitif : “ Le souvenir du fruit défendu est ce qu’il y a de plus ancien dans la mémoire de chacun de nous comme dans celle de l’humanité ” (p. 1/981). La question à poser n’est donc pas : “ Que dois-je faire ? ”, mais : “ Pourquoi obéissions-nous ? ” (ibid.). Le philosophe ne recherche pas un fondement rationnel, mais un principe ou une force effective, il se livre plus à une généalogie qu’à une critique. Ainsi un mouvement extrêmement rapide mène-t-il Bergson de la première obligation à la “ société ” (l’usage du terme d’obligation, à la place de celui de devoir, retrouvant la définition même du fait social proposée par Durkheim), puis, de la société à une origine vitale, rapprochant cette fois Les Deux Sources... de la Généalogie de la morale de Nietzsche. Il reste pourtant dans cette origine sociale et vitale une dimension proprement morale, qui fait de l’obligation, ou plutôt du sentiment de l’obligation, non seulement une force pure, mais aussi la forme d’un rapport à soi qui définit l’humanité comme telle. Ainsi, si Bergson remonte du sentiment d’une obligation particulière à la réalité d’un “ tout de l’obligation ” dont elle tirerait sa force parce qu’elle émanerait ainsi de la société en général, cette obligation ne peut être pour autant, comme chez Durkheim, un pur “ fait social ” extérieur à la conscience individuelle : il faut qu’y réponde en l’individu un “ moi social ”. L’écart entre l’individu et la société est certes infime, comme Bergson le dira plus loin : “ individuelle et sociale tout à la fois, l’âme tourne ici dans un cercle. Elle est close ” (p. 34/1006). Il est néanmoins la condition pour que l’on parle d’obligation, ressentie et agissante en un sujet. L’obligation reste un sentiment ou une attitude de nature psychologique. C’est pourtant ce lien de l’individu à la société qui, au-delà d’une simple comparaison entre la société et un organisme, toujours faite avec prudence, oblige à remonter à la vie. “ À cette société instinctive on devra penser, [...] si l’on ne veut pas s’engager sans fil conducteur dans la recherche des fondements de la morale ” (p. 23/998). La vie est une origine avant d’être une norme. Il faut faire remonter l’obligation à un “ instinct virtuel ”, l’habitude d’obéir remplaçant chez l’homme, être intelligent, les instincts et les automatismes de l’animal. Le principe de l’obligation est à chercher dans cette pure force, significativement nommée “ pression ”. L’intelligence ou la raison humaines se manifesteraient d’abord, selon Bergson, dans ce rapport de forces, pour ramener l’individu à l’obéissance, comme “ résistance aux résistances ”. Qui plus est, les représentations de la “ superstition ”, étudiée dans le deuxième chapitre sous le nom de “ religion statique ”, renforceront de tout le poids de l’imaginaire cette réflexion intellectuelle et morale, qui se masque sa propre fin par une illusion vitale. Ainsi la “ morale ” semble-t-elle renvoyée à sa fonction biologique et pragmatique. Pourtant, non seulement cette force se manifeste toujours dans un sentiment, mais celui-ci implique la liberté : “ Un être ne se sent obligé que s’il est libre, et chaque obligation, prise à part, implique la liberté. Mais il est nécessaire qu’il y ait des obligations ” (p. 24/999). Non seulement la société humaine reste composée d’êtres intelligents et libres, mais l’obligation représente, autant qu’une force analogue à un instinct, la forme d’un lien qui lie l’individu à soi, à la cité, à l’espèce, ou plutôt à soi et à l’espèce à travers un groupe social toujours clos. Ainsi, l’obligation diffère-t-elle de la nécessité par son caractère de rapport abstrait, aussi contraignant soit-il. Cette forme pourra se remplir de toutes les matières variées de l’humain, cette nature “ s’absorber ” dans tous les contenus de l’histoire. L’obligation est donc indépassable comme nature, et il n’existera pas d’homme sans société, ni de société sans obligation, mais elle reste à la fois vécue moralement, comme sentiment, et perméable, comme forme. Elle est à la fois totale, comme “ tout de l’obligation ”, et vide, aussi formelle que l’impératif catégorique de Kant, à quoi Bergson la compare ironiquement. Comment cependant trouver, au-delà de cette nature et de ce tout biologiquement déterminés, une autre “ source ” de “ la ” morale ? S’il y a “ deux ” morales, quelle sera leur unité ? De même que la mystique ne pourra s’appeler “ religion ” qu’en se mêlant (dans l’histoire concrète de l’homme) aux formes sociales de la “ religion statique ”, on peut prévoir que la “ morale ouverte ” ne pourra constituer “ une ” morale qu’en se mêlant à la forme de l’obligation. Peut-être inversement, sera-ce en recevant un nouveau contenu que l’obligation pure pourra être dite “ morale ”. “ L’obligation morale ” serait à la fois le point commun et le mélange des deux morales. Cependant, il faut bien que le terme pur qui définit cette deuxième morale se donne comme tel dans l’expérience, et que le philosophe en trouve à nouveau l’origine. Là encore, l’essentiel est dit en une phrase : “ De tout temps ont surgi des hommes exceptionnels en lesquels cette morale s’incarnait ” (p. 29/1003). La source se révèle à nouveau à travers une origine, mais cette fois historique, dans des événements (à la fois exceptionnels et universels), et non plus naturelle (dans tout individu et dans l’espèce). Autant il fallait chercher, derrière les hommes qui donnent des ordres, le “ tout ” social de l’obligation, autant l’homme qui donne l’exemple de la morale que Bergson appellera “ ouverte ” le donne-t-il entier en lui-même. En lui cette morale est d’emblée “ complète et parfaite ”, “ on ferait mieux de [l’]appeler absolue ” (ibid.). C’est à nouveau avec une grande rapidité que s’ensuivent les principes sociologiques et psychologiques qui font de cette moralité une source d’action : commune imitation (par où Bergson s’inspire cette fois de la sociologie de Tarde, et non plus de Durkheim) et appel entendu ou aspiration ressentie. Plus encore, tout aussi rapidement, Bergson déduit la place que doit occuper dans cette deuxième morale un “ amour ” de l’humanité dans son ensemble, qui n’est pas le prolongement du lien social, mais le dépasse et le contredit. Mais cette évidence morale du grand homme de bien, de l’idéal moral, si elle donne d’emblée le sens personnel, individuel, et même le contenu de la deuxième morale, par opposition à la première, n’en recèle pas le principe actif. Il ne s’agit pas pour Bergson de rapporter le modèle qu’il faut imiter à une idée abstraite. Le modèle moral doit avoir une “ prise ” sur la volonté humaine, aussi forte que la pression sociale et vitale. C’est paradoxalement dans ce qu’il appelle émotion que Bergson va chercher ce principe fondamental, qui explique à la fois l’unité individuelle ou personnelle de la morale, son effet invincible, et son sens comme amour de l’humanité, tout en renvoyant à une “ source ” d’un nouvel ordre. L’émotion ne désigne pas ici, en effet, une conduite affective prévisible et générale, mais le sentiment comme source individuelle de mouvement, de représentation et d’action. Bergson commence par en démontrer la possibilité en général, dans les domaines psychologique et esthétique, avant d’en étudier le contenu moral, à travers celle des “ fondateurs et réformateurs de religions, des mystiques et des saints ” (p. 49/1018). Tout se passe comme si la communication esthétique remplaçait le modèle sociologique et vital comme référence de la morale. La création esthétique procède d’une émotion qui renvoie à la totalité de l’artiste et s’impose irrésistiblement au sentiment du spectateur. Elle fournit le modèle à la fois d’une source individuelle, d’une “ création de soi par soi ” (à la manière de l’artiste nietzschéen), et d’une compréhension universelle (à la manière du jugement réfléchissant chez Kant). Mais l’émotion morale ajoute à cette dimension psychologique un véritable dépassement métaphysique des limites de l’humain. Elle suppose en effet le dépassement des obstacles naturels et des limites de l’espèce, elle “ affranchit les hommes de servitudes auxquelles ils étaient condamnés par les limitations de leur nature ” (p. 56/1023). Ainsi suppose-t-elle ultimement, selon Bergson, un retour à l’origine et au principe de la vie : “ Les grands entraîneurs de l’humanité, qui ont forcé les barrières de la cité, semblent bien s’être replacés par là dans la direction de l’élan vital ” (ibid.). Ainsi cette seconde morale, par le dépassement de l’humanité qu’elle implique, attend-elle un fondement métaphysique. Elle semble dépendre à la fois de la métaphysique de la vie héritée du livre précédent, et de l’interprétation du mysticisme qui la prolongera ici même dans le chapitre central sur la “ religion dynamique ”. Pourtant l’émotion, loin de fonder la morale sur autre chose qu’elle-même, peut et doit d’abord se constater moralement et psychologiquement. Elle a en tant que telle une portée inclinante, sinon nécessitante, qui lui permet de produire le même effet qu’une obligation sur notre volonté. Elle peut et doit se déployer en œuvre, action ou doctrine. Surtout, même appelée à une interprétation métaphysique, la “ morale ” reste ici principe d’action d’un individu, et relation ou lien entre les hommes. C’est par elle que la liberté individuelle, d’abord posée pour elle-même dans l’œuvre de Bergson, prend un contenu de moralité par où elle rejoint la “ société ouverte ” qu’est l’ensemble de l’humanité au sein de l’univers. Elle lie ainsi, non seulement l’individu à soi, mais l’humanité dans son ensemble à elle-même, par-delà les liens intermédiaires et clos des différents groupes sociaux. Par là même, comme la nature morale de l’homme constituait une forme générale, le contenu de chaque acte créateur de moralité absolue, loin de seulement s’y opposer, doit pouvoir s’y inscrire. L’unité des deux morales n’est pas seulement nominale : leur rapport commun à l’action de l’homme, entre obligation et inclination, pression et aspiration, impose de penser leur convergence théorique et pratique. La position pure de ce qui peut donc être nommé “ deuxième morale ” permet alors à Bergson d’analyser les formes mixtes qui sont celles de notre expérience réelle : vie morale rationnelle, histoire de l’humanité, ouverture politique. L’unité de la, morale résulte en effet, pour ainsi dire, de la confluence de ses deux sources dans un même courant de représentations et d’actions. Si l’autonomie de la morale ou le travail du “ moraliste ” s’arrête devant “ deux forces dont il n’a pas à retracer la genèse ” (p. 98/1056), il n’est pas nul pour autant : il consiste au contraire à étudier les formes concrètes de la vie morale, à partir de ce double fil conducteur. Plus exactement encore, la théorie morale commence quand la morale devient elle-même théorique, c’est-à-dire passe des deux forces qui lui donnent son “ efficace ” au plan proprement humain de l’intelligence et de la raison. En ce sens “ la ” morale et “ la philosophie morale ” ne font qu’une : l’erreur commune aux “ théories philosophiques ” ou aux “ morales théoriques ” étant justement de méconnaître la forme rationnelle qu’elles ont elles-mêmes donnée à un contenu, qui tire sa force d’autre part que de la raison ou de l’intelligence. Soulignons seulement trois points décisifs à cet égard. Tout d’abord, cette morale théorique, intellectuelle ou rationnelle, a elle aussi un commencement historique, qui coïncide avec celui de la philosophie elle-même, en Grèce. Elle suppose un dépassement ou plutôt un détachement d’avec la nature close, mais elle n’atteint pas à l’émotion informulable de la morale ouverte. Le signe en est précisément qu’elle se formule d’emblée en un corps de doctrine, la morale des “ philosophes grecs ”, comme leur métaphysique formulait d’un coup, selon L’Évolution créatrice, la “ philosophie innée à notre entendement ” (1907, p. 319/765). La figure de Socrate représente parfaitement, selon Bergson, ce mixte qui mêle, d’un côté, un dépassement de la cité athénienne par le “ démon ” et l’ironie, et, de l’autre, par la théorie rationnelle de la vertu et du bien, une morale théorique complète comme telle, et susceptible de pratique sociale. La morale devient en même temps sagesse et savoir. Mais ce commencement historique se poursuit à travers toute l’histoire de l’humanité. De manière très caractéristique c’est dans l’étude des “ mobiles moraux ” et des “ notions morales ”, bref des représentations rationnelles et réflexives des sources de l’action, qu’il faut “ faire la part des deux forces, l’une sociale, l’autre supra-sociale, l’une d’impulsion, l’autre d’attraction, qui [leur] donnent leur efficace ” (p. 65/1030-1031). Plus encore, cette étude des notions, sur les deux exemples majeurs du “ respect de soi ” et de la “ justice ”, prend d’emblée une forme historique très remarquable. Tout se passe comme si l’histoire et la raison, ou encore la raison dans l’histoire, représentaient la véritable substance éthique de l’homme, où se déposent et se composent les deux sources métaphysiques qui le définissent et lui permettent de se rapporter à soi. “ Les deux forces s’exerçant dans des régions différentes de l’âme, se projettent sur le plan intermédiaire, qui est celui de l’intelligence ” (p. 85-86/1046). Ni la raison ni l’histoire n’ont aucune force éthique en elles-mêmes, elle n’ont pas de “ prise sur la volonté ”, et Bergson revient longuement sur l’erreur des “ doctrines intellectualistes ” où sont confondues dans une même critique les théories morales de Platon, de Kant. et des utilitaristes tels que Stuart Mill (toutes trois explicitement discutées comme telles), mais “ l’évolution sociale ” obtenue par la morale pure, la formulation théorique, nécessaire à sa rationalisation font que “ les problèmes moraux s’énoncent avec précision et se résolvent avec méthode ” : “ la vie morale sera une vie rationnelle ” (p. 86/1047). Ainsi, sans être complète, comme Bergson l’indiquait dès 1907 en réponse à Belot (Mélanges, p. 744-745), l’autonomie de la morale reste-t-elle fondée sur sa spécificité, qui est celle même de l’homme et de la philosophie : elle retrouve ainsi l’unité subjective et rationnelle qu’on devait commencer par lui retirer (outre Socrate, c’est à Spinoza et Rousseau que renvoie ici Bergson). L’éducation dès ce chapitre premier, la politique dans le dernier chapitre du livre, sont enfin les deux applications proposées par Bergson de cette théorie de la “ double origine de la morale ” (p. 99/1057). Bergson déploie ainsi les analyses de la société close en théorie de la société naturelle et de la guerre, et celle de la morale ouverte, en théorie des droits inviolables de la personne humaine, et en philosophie de la Démocratie, “ fait majeur des Temps modernes ”. L’histoire même de l’humanité laisserait deux options différentes ouvertes à chaque moment de son déroulement. Il peut ainsi sembler que Bergson ne propose pas d’autre choix, au terme de ce livre de 1932, qu’entre un retour à une nature guerrière amplifiée par les inventions techniques (détournées de leur portée potentiellement libératrice), d’un côté, et l’irruption d’une personnalité mystique ou du moins d’un ressourcement dans l’émotion mystique, seule capable d’infléchir l’histoire de l’humanité dans une autre direction, celle de la paix. Mais cette ouverture sur l’histoire nous entraîne déjà au-delà de l’exposé strict du contenu et du statut de la morale de Bergson. Ainsi la théorie morale de Bergson paraît-elle accentuer son dualisme, à travers l’opposition radicale des deux morales : mais c’est en indiquant une origine commune dans l’unité mixte de la vie, soulignée dans le dernier paragraphe du chapitre (si “ toute morale est d’essence biologique ”, c’est loin de tout réductionnisme simple), et une fin partagée, où l’humanité prend un sens pour elle-même. Le problème spécifiquement moral donnerait donc une nouvelle unité d’ensemble à la philosophie bergsonienne (en commençant par le livre de 1932 lui-même). Mais ce n’est pas sans donner lieu aussi à des difficultés, qui en font ressorti
  • Gaston Bachelard (auteur, Narrateur)

    Par Dominique LecourtProfesseur de philosophie à l’Université Paris VII – Denis-Diderot, où il dirige le Centre Georges Canguilhem   Gaston Bachelard (1884-1962) reste la figure emblématique majeure de l’épistémologie française. J’ai avancé, il y a plus de trente ans, l’expression d’« épistémologie historique » pour désigner, à son propos, la particularité de cette tradition liant étroitement la philosophie et l’histoire des sciences.   Légende républicaine, né à Bar-sur-Aube, d’abord employé des postes, il finit sa carrière comme professeur de philosophie à la Sorbonne après avoir enseigné avec passion la physique et la chimie au lycée. Directeur de l’Institut d’Histoire des Sciences, il est élu à l’Académie des sciences morales et politiques en 1955.   Philosophe Janus consacrant autant de temps à scruter les images et les métaphores de textes littéraires qu’à interroger les textes scientifiques sur leur philosophie, il élabore parallèlement une théorie de l’imagination poétique et une « poétique de la rêverie » qui lui valent une renommée internationale. L’eau et les rêves (1942) et L’air et les songes (1943) sont ses ouvrages parmi les plus traduits. Une doctrine métaphysique unit les deux versants de son œuvre. D’ascendance schopenhauerienne, de tonalité anti-bergsonienne, elle prend la forme d’une méditation sur la discontinuité du temps et s’expose dans L’intuition de l’instant (1932) et La dialectique de la durée (1936).   Le nouvel esprit scientifique (1934) se présente comme une réflexion sur la nouveauté essentielle des sciences mathématiques et physiques du début du XXe siècle. Géométries non-euclidiennes, théories de la relativité, mécanique ondulatoire et mécanique quantique invitent à repenser les bases métaphysiques de la pensée scientifique. Cette réflexion s’inscrit dans une perspective historique, pédagogique et psychologique, car Bachelard veut penser les rapports qu’instituent les nouvelles doctrines avec les anciennes.   La philosophie du non (1940) présente des analyses portant sur l’évolution de notions fondamentales de la physique ou de la chimie. Philosophe qui entend rester à « l’école des savants », il reprend ses analyses sur de nouvelles bases dix ans plus tard en tenant compte des développements les plus récents des sciences et de l’approfondissement de sa réflexion dans Le rationalisme appliqué (1949), L’activité rationaliste de la physique contemporaine (1951) et Le matérialisme rationnel (1953).   La Formation de l’esprit scientifique (1938) explore la dimension psychologique et pédagogique des leçons que l’on peut tirer des nouveautés scientifiques. On en retient un ensemble de thèses groupées autour de l’idée de « rupture épistémologique ». Les sciences s’établissent en rupture avec la connaissance que paraissaient prolonger les doctrines classiques du XVIIe au XIXe siècle. De là, les célèbres lignes : « Quand on cherche les conditions psychologiques du progrès, on arrive bientôt à cette conviction que c’est en terme d’obstacles qu’il faut poser le problème de la connaissance scientifique ». Il n’existe donc pas de vérités premières, « il n’y a que des erreurs premières ». L’esprit, quand il arrive devant la science, n’est pas jeune, « il a l’âge de ses préjugés ». Et, dans la connaissance scientifique, « rien n’est donné, tout est construit ». Bachelard résume en cette sentence que « Le réel n’est jamais ce que nous pourrions croire ; il est toujours ce que nous aurions dû penser ».   À l’aide d’exemples attrayants, il fait l’inventaire de ces obstacles : expérience première, substantialisme, animisme… Tirant les leçons de son expérience de professeur de sciences physiques, il montre comment ces obstacles s’enracinent dans des « complexes » inconscients. Il forme le projet d’une « psychanalyse de la connaissance objective ». Toute connaissance scientifique étant le résultat d’une rectification, laquelle suppose une « problématisation » des évidences, il considère que l’essentiel de la pédagogie dans les sciences consiste à introduire les élèves au « sens du problème ». La première réalisation de ce projet sera La psychanalyse du feu (1938), dont cependant il ne se satisfera jamais.   Cette philosophie ne se résume toutefois pas à ce noyau thématique. Elle comporte une thèse s’exprimant dans le Nouvel esprit scientifique : « La science crée de la philosophie », puis de façon polémique et programmatique dans La philosophie du non : « Le philosophe croit que la philosophie des sciences peut se borner aux principes des sciences, aux thèmes généraux… ». Mais il est bien plus intéressant de « retracer la vie philosophique des notions » en étudiant « les notions philosophiques engagées dans l’évolution de la pensée scientifique ».   La philosophie des sciences apparaît ainsi comme interne aux sciences. Il revient aux philosophes de l’expliciter et de s’engager dans son mouvement, au risque de bousculer toutes les doctrines élaborées à propos de la connaissance (rationalisme, réalisme, positivisme, idéalisme…). Bachelard récuse ainsi les oppositions sur lesquelles ont tablé les théories modernes de la connaissance. À suivre la dialectique à l’œuvre dans le travail des physiciens, par exemple, on ne rencontre jamais en effet le supposé face à face d’un sujet et d’un objet, de l’abstrait ou du concret, de l’esprit et de la matière… L’objet n’est jamais qu’objectivation, le réel que réalisation et le sujet que subjectivation. Ce qui importe, c’est le mouvement.   Sa réflexion épistémologique s’applique aux questions débattues dans la « cité scientifique ». Sa philosophie est ouverte et doit se remanier avec le renouvellement de la pensée scientifique et de ses conditions. Cette philosophie ainsi engagée dans le mouvement des sciences est une vraie philosophie des sciences. En s’appliquant, le rationalisme se fait « régional », respectant la diversité des formes de la rationalité.   Aux interrogations sur le réel, sur le déterminisme, sur l’espace ou le temps, s’ajoutent celles que suscite la physique des grands instruments (Big science) et, prévoit-il en 1940, celles que susciteront les sciences biologiques dès lors que les philosophes voudront bien prendre en considération que la « causalité formelle, si méconnue, si légèrement rejetée par les réalistes, pourrait être étudiée dans un esprit philosophique nouveau ».   Avant-guerre, il soutenait contre les positivistes que si « l’esprit peut changer de métaphysique, il ne peut se passer de métaphysique ». Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il fait porter l’accent de ses analyses sur la production des phénomènes dans les laboratoires, sur la structure rationnelle de l’expérimentation et la transformation, dans la « cité scientifique », du rationalisme en co-rationalisme.   Cette conception demande aux philosophes d’acquérir une formation scientifique suffisante pour juger des notions philosophiques à l’œuvre dans la science en train de se faire. Elle affirme de surcroît « l’actualité de l’histoire des sciences », en tant que cette histoire offre un matériau indispensable pour dégager les ressorts philosophiques de la conceptualisation scientifique. Cette histoire a ceci de particulier qu’elle juge son passé et procède par récurrences. Et de ces jugements, l’esprit peut tirer quelque leçon de liberté.   On a souvent affirmé que les philosophes français des sciences ont « ignoré » les développements du positivisme logique. Ils ont en réalité refusé l’essentiel de la doctrine en connaissance de cause.   Le premier désaccord concerne le statut de la logique. Dans son opuscule Sur la logique et la théorie de la science (1942), Jean Cavaillès (1903-1944) s’en prend à ce qu’il appelle le « logicisme empiriste » de Rudolf Carnap (1891-1970) selon lequel « les mathématiques n’ont pas de contenu propre de connaissance ». Bachelard l’approuve et préface l’édition posthume en s’appuyant sur Edmund Husserl (1859-1938) et Ferdinand Gonseth (1890-1975). La logique ne saurait être à ses yeux que seconde par rapport au mouvement inventif des mathématiques lui-même engagé dans le développement des sciences physiques. Or, c’est un thème constant de Bachelard depuis l’Essai sur la connaissance approchée (1928) que les mathématiques ne sauraient être conçues comme un langage bien fait. Si l’on peut succomber à l’illusion que l’esprit scientifique « reste au fond le même à travers ses rectifications les plus profondes », c’est qu’« on n’estime pas à sa juste valeur le rôle des mathématiques dans la pensée scientifique… ». L’essence des mathématiques tenant dans leur puissance d’invention, elles apparaissent comme l’élément moteur du dynamisme de la pensée scientifique, mais ne sauraient être réduites au statut de simple langage exprimant des faits d’observation.   Deuxième désaccord : l’accent mis, non sur l’observation, mais sur l’expérimentation. Les observations du type « lectures d’index » que Carnap utilise pour défendre son physicalisme premier n’ont, pour Bachelard, aucune valeur scientifique. Cela dit, les objets qu’explorent les sciences physiques ne sont point des « choses ». Ils ne sont point naturels, mais artificiellement créés à des fins de connaissance. Et les instruments doivent être considérés, non comme des outils perfectionnés, mais comme des « théories matérialisées », dont le degré de précision doit être ajusté à l’objectif de la recherche.   L’énoncé : « La science crée de la philosophie » définit ainsi un type original de philosophie des sciences et se signale par son ambition de dégager la philosophie à l’œuvre dans la science en train de se faire, à la lumière de l’histoire dont elle doit assumer l’héritage. Retentissant dans l’ensemble de la culture et stimulant la dynamique intellectuelle de chacun, cette philosophie se veut, mieux que les existentialismes contemporains, école de liberté.
  • Raymond Aron (auteur, Narrateur)

    Né à Paris en 1905, Raymond Aron, agrégé de philosophie, docteur ès lettres, a apporté son concours à différents journaux. Il a contribué au développement de la sociologie et des sciences politiques. Professeur à l'Institut d'études politiques de Paris (1945-1954) et à l'E.N.A. (1945-1947), il devient titulaire de la chaire de sociologie de la Faculté de lettres de Paris (1955-1967), directeur d'études à la VI&esup; section de l'École pratique des hautes études (1960-1978) et professeur au Collège de France (chaire de sociologie de la civilisation moderne) de 1970 à 1978. Raymond Aron est décédé à Paris le 17 octobre 1983.
  • Louis Althusser (auteur, Narrateur)

    Par Etienne Balibar  Louis Althusser (1918-1990) et Antonio Negri (né en 1933), deux grandes figures du marxisme contemporain, sont représentés dans le catalogue des PUF par certaines de leurs œuvres les plus significatives. On peut y voir le symbole d’une rencontre virtuelle entre deux personnalités intellectuelles à certains égards semblables, à d’autres très différentes, mais aussi entre deux traditions militantes et deux nations européennes qui ne sont pas vraiment étrangères l’une à l’autre, même si elles ne se confondent pas. Althusser et Negri se sont rencontrés fugitivement en 1977-1978, lorsque Negri vint donner à l’Ecole normale supérieure une série de leçons sur « Marx au-delà de Marx ». Il n’est pas certain qu’ils se seraient entendus, tant leurs théories divergent – à moins qu’au contraire leurs intérêts et les goûts qu’ils avaient en commun n’eussent créés entre eux une de ces amitiés qui s’installent au-delà de l’ordre des raisons. Ce dialogue manqué se développe aujourd’hui dans les innombrables débats qui, à travers le monde, convoquent leurs textes et leurs idées. Par une remarquable chance (bien aidée par François Matheron, traducteur de Negri et éditeur des œuvres posthumes d’Althusser), les œuvres de l’un et l’autre publiées ou rééditées aux PUF sont de celles qui caractérisent le mieux leur orientation théorique respective. Pour Althusser, ce sont : l’anthologie de Feuerbach (Manifestes philosophiques, 1839-1845), parue en 1960 dans la collection « Epiméthée », qui a profondément modifié notre compréhension du « passage » entre hégélianisme et marxisme, et a fourni à Althusser les arguments de sa thèse sur la « coupure épistémologique » dans l’œuvre de Marx en devenant l’instrument de la découverte d’un grand philosophe de l’intersubjectivité ; le petit volume Montesquieu. La politique et l’histoire (1959), paru dans « Initiation philosophique » et réédité dans Quadrige, devenu l’une des interprétations classiques de L’Esprit des lois, qui servit aussi à Althusser de laboratoire pour penser (et, à certains égards, pour fonder) le « structuralisme » ; l’ouvrage collectif Lire « Le Capital », issu du séminaire auquel participèrent aussi J. Rancière, P. Macherey, E. Balibar, R. Establet, qui, avec Pour Marx, inaugura en 1965 la collection « Théorie » chez François Maspero, aujourd’hui rééditée dans « Quadrige » avec l’ensemble de ses variantes ; enfin, le recueil Solitude de Machiavel (édité par Y. Sintomer dans « Actuel Marx Confrontations »), où sont repris les principaux essais publiés du vivant d’Althusser, dont celui qui fournit le titre témoigne justement de l’intensité de la rencontre avec la langue, l’espace politique, la tradition critique du républicanisme italien. Ces livres couvrent toute la trajectoire de la reconstruction du marxisme à laquelle Althusser s’était attelé avec ses élèves et qui fit de lui, dans la période la plus créatrice d’une existence tragique, coïncidant avec le sursis historique du mouvement communiste, l’un des inspirateurs du grand moment philosophique des « années 1968 ». Negri, communiste lui aussi, mais toujours très éloigné du parti, fut l’un des théoriciens de l’operaismo et de l’autonomia operaia en Italie. Longtemps professeur à Padoue, un temps député à la Chambre italienne, condamné à de longues années de prison sous l’imputation d’avoir été l’inspirateur intellectuel des Brigades Rouges, il vit et écrit aujourd’hui entre Paris et Venise. Il est devenu l’un des théoriciens en vue de l’altermondialisme avec Empire (écrit avec Michael Hardt). Son œuvre est représentée aux PUF par les deux ouvrages savants qui en posent le fondement métaphysique en prenant appui sur la pensée des classiques. L’Anomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez Spinoza, publié en France (1982) avec les préfaces de Deleuze, Macherey et Matheron, découvre dans l’Ethique et dans le Tractatus Politicus la grande alternative qui commanderait toute l’histoire de la modernité, entre les pensées de la médiation étatique et celles de la puissance autonome de la multitude. Cette thèse est amplifiée dans le second ouvrage (lui aussi paru dans « Pratiques théoriques » en 1997), Le Pouvoir constituant. Essai sur les alternatives de la modernité, qui reprend la question de la continuité des quatre traditions révolutionnaires républicaine (de Machiavel à Harrington), libérale (le constitutionnalisme américain), jacobine (à l’origine du concept même de pouvoir constituant), conseilliste (sous ses variantes libertaire et bolchévique), pour déboucher sur une proposition « dés-utopique » de résolution de la crise du socialisme. Relire aujourd’hui ces textes, ce n’est pas seulement reconstituer une séquence philosophique qui aura marqué le siècle. C’est installer un dialogue de très haut niveau, dans lequel se croisent l’éternité du concept et l’urgence de la conjoncture, la tradition de Rousseau et celle de Tocqueville, l’épistémologie de la structure comme système de « rapports » matériels et imaginaires constitutifs de la subjectivité, et l’ontologie de la puissance comme « force productive » anticipant la révolution dans l’intellectualisation du travail. C’est aussi redécouvrir l’actualité d’une pensée critique, certes issue de Marx comme une « belle infidèle », mais plus généralement du matérialisme des philosophies de l’égalité, pour qui la spéculation n’est jamais que le langage de la vie réelle et de l’émancipation. * Cet article provient du Dictionnaire des philosophes, sous la dir. de Denis Huisman, 2e édition revue et augmentée, Paris, PUF, 1993.ALTHUSSER LOUIS, 1918-1990 Philosophe français, né en Algérie, il fait ses études à Alger, puis à Marseille. En 1937, il fonde, à Marseille, une section de la jeunesse étudiante chrétienne. Il est reçu à l’École normale supérieure (Ulm) en 1939. Prisonnier en Allemagne de 1940 à 1945, il est élève à l’ens de 1945 à 1948. Il rédige un diplôme sur La notion de contenu dans la philosophie de Hegel, sous la direction de Gaston Bachelard. Agrégé de philosophie en 1948, il est nommé agrégé-répétiteur à l’ens. Adhère au pcf la même année. Secrétaire de l’ens (Lettres) en 1950, il y devient maître-assistant en 1962. En 1975, il présente Montesquieu, la politique et l’histoire, Les Manifestes philosophiques de Feuerbach, Pour Marx et Lire le Capital, comme thèse sur travaux, à l’Université de Picardie. A partir de 1965, la diffusion de son œuvre en France, puis, grâce à des éditions originales, en Italie (ses liens avec les Italiens sont privilégiés. En témoigne la publication d’une bibliographie (1959-1978), établie par Filippo Pogliani, sous le titre Dopo Althusser, per Althusser, dans Materiali filosofici, no 1, 1979), en Amérique centrale et latine, en Espagne, en Angleterre..., place Althusser au centre de débats qui entraînent vite sa notoriété dans certaines régions du monde, mais au prix de polémiques d’une virulence parfois inouïe. A la suite de Réponse à John Lewis (1972-1973), il prend des positions politiques publiques sur la vie du pcf, tantôt de l’intérieur (Les communistes, les intellectuels et la culture, intervention orale sur l’abandon de la référence à la “ dictature du prolétariat ”...), tantôt de l’extérieur (XXIIe Congrès, Ce qui ne peut plus durer dans le Parti communiste...). Mais les publications théoriques, dont le tour est politique au moins depuis la Préface à Pour Marx, deviennent des interventions dès 1968 (période de Lénine et la philosophie), parfois hors de France d’abord (en 1968 dans L’Unità). Et elles comportent des allusions à la vie du mouvement communiste international bien avant les textes de 1978. L’œuvre de Louis Althusser a produit beaucoup de concepts déjà tombés dans le domaine public, suscité des faisceaux de polémiques haineuses et peu de critiques judicieuses (cf. Éléments d’autocritique, Hachette, p. 41). On peut bien sûr chercher à montrer que nombre des polémiques illustrent sa thèse sur la philosophie comme lutte de classes dans la théorie, ou que telle “ réfutation ” relève d’âneries dans la lecture. Mais l’analyse des principaux concepts, qui touchent au commencement d’une science, à la pratique théorique, à la dialectique matérialiste, à la science de l’histoire, à la théorie des idéologies et du sujet, à la théorie de la philosophie... n’est peut-être pas la première tâche à accomplir pour présenter Althusser. Ce qui le caractérise en effet d’abord n’est pas tant l’ensemble – mouvant – de ses productions que sa manière de produire. Et l’on peut lui appliquer ses propres analyses du travail théorique (Sur la dialectique matérialiste, in Pour Marx) : la facture des produits dépend du type de travail sur d’autres produits théoriques extérieurs. Althusser brille dans la philosophie “ marxiste ” par son ouverture extrême aux “ non-marxistes ”, et par la rigueur du travail auquel il les soumet. A ne pas le voir, on s’égare à parler de modes à son propos : Bachelard, Canguilhem, structuralistes, Foucault, Lacan, Mao, Spinoza, radicalisme à l’italienne... Mais ce ne sont que les matériaux dont il s’est emparé. Althusser est un des philosophes les plus conscients, à en souffrir, du vide d’une pensée qui ne pourrait s’exercer sur un déjà-là théorique. Il convie chacun à analyser ses propres procédures de travail pour éviter l’effroi devant sa stérilité, ou l’illusion d’une spontanéité créatrice sans limites. Or, non plus que les matériaux qu’il traite, ses procédures de travail n’appartiennent en priorité à la tradition marxiste. La parenté entre sa conception de la rigueur philosophique et celle de Husserl dans La philosophie comme science rigoureuse est par exemple très forte. Jusqu’à avoir suscité une difficulté théorique féconde : tout du “ marxisme ” peut-il être réduit à une science ? Ne doit-on pas distinguer parmi les idéologies selon des critères autres que le couple Vrai/Faux ? Point culminant de cette difficulté : Problèmes étudiants, in La Nouvelle Critique, janvier 1964. Effet : la catégorie de justesse mise ensuite au point. On dira : mais en quoi s’agit-il de “ marxisme ” dans tout cela ? Althusser apprend à ne pas poser ainsi la question. D’abord le “ marxisme ” n’existe pas par grâce divine comme une doctrine constituée. Il y a, produits en liaison avec des mouvements populaires, un commencement de science de l’histoire et des aperçus philosophiques fragmentaires et disparates. L’illusion d’un bloc doctrinal date du xxe siècle. Ensuite un travail théorique s’exerce sur des concepts, en livre d’autres, mais en relation avec des situations extérieures. Et cette situation de référence est constante pour Althusser : les besoins théoriques des mouvements révolutionnaires. Situation pensée par Marx, Engels, Lénine…, mais pensable aussi grâce à d’autres auteurs, à condition de modifier certains de leurs concepts, d’en élaborer de nouveaux. Enfin l’horizon d’un travail théorique doit être précisé. Et celui d’Althusser appartient à la tradition marxiste – mais non à elle seule – par des liens fondamentaux. En effet un “ problème ” n’apparaît jamais par lui-même dans l’absolu, mais est toujours inscrit dans un “ montage ” particulier, idéologique ou scientifique. Il n’existe donc pas de “ problèmes ” philosophiques par nature. Et Althusser refuse la description phénoménologique ou l’élucidation des notions : toute la langue commune où sont énoncés les “ problèmes ” doit trembler avant de devenir philosophique. Aucune question “ qu’est-ce que... ? ”, aucune recherche d’essence, aucune position d’objet, aucune visée de sujet... n’est acceptée. Au profit d’une analyse des liens qui unissent les “ montages ” aux conditions réelles d’existence dont ils sont les “ indices ”. La philosophie peut alors s’offrir comme intermédiaire entre les engagements idéologiques et les conceptions scientifiques qui analysent conditions, montages et liens. Et son statut devient une question centrale pour Althusser (cf. Lénine et la philosophie et Réponse à John Lewis). De sorte que le matérialisme historique n’est pas un relativisme (sociologiste ou historiciste) qui tiendrait toute conceptualisation pour l’effet de conditions historiques changeantes, mais une science qui, produit certes historique, permet en même temps l’émergence de concepts provisoires et définitifs. Provisoires, car ils restent insérés dans une histoire qui les rectifie. C’est l’histoire qui cause l’apparence de vérités permanentes, grâce aux réécritures successives des concepts, qui chaque fois en effacent l’origine et le passé. Définitifs, car ils visent la vérité absolue, et cela sur l’histoire elle-même. C’est en ce sens qu’Althusser a condamné l’historicisme, doctrine qui ravale toute science de l’histoire à une conception conjoncturelle du monde (définition tout aussi légitime que celle de Popper, qui n’a rien à voir avec elle). D’où l’aspect parfois déconcertant de l’œuvre d’Althusser : le souci de fresques, de synthèses théoriques ambitieuses et schématiques, d’allure définitive, qui ne craignent ni le didactisme ni le dogmatisme rationaliste – et, à la fois, l’aspect provisoire des concepts, la mouvance des explications, les reproductions élargies de doctrines, les rectifications, les continuités établies après coup (cf. Soutenance d’Amiens). Faut-il référer tout cela à je ne sais quelle psychologie ? Il s’agit plutôt d’une fidélité à la démarche des savants : visée du définitif dans la théorie, couplée avec la perpétuelle remise en chantier des recherches. Vérité absolue et vérité relative. Althusser a montré dès 1961 (Le jeune Marx, in La Pensée, no 96) l’importance de Feuerbach dans l’évolution théorique de Marx et la complexité de ses rapports avec la philosophie de Hegel. C’est à Feuerbach que Marx a emprunté un usage particulier de la catégorie d’aliénation. Usage qu’il a plaqué sur des analyses économiques, où l’Homme social était le centre dépossédé de la société capitaliste. Doctrine répétant l’économie en langage philosophique et, réciproquement, inaccessible aux procédures de l’expérience scientifique. C’est en rompant avec cette idéologie théorique, c’est-à-dire en “ réglant leurs comptes ” avec Feuerbach (Thèses sur Feuerbach, Idéologie allemande) que Marx et Engels entrent dans leur période scientifique, celle de la science de l’histoire, et qu’ils peuvent enfin se situer par rapport à Hegel. Les effets de cette thèse sur la “ coupure ” dans l’œuvre de Marx sont innombrables et loin d’être épuisés à ce jour. Par exemple : — Marx a-t-il réussi à renoncer à une doctrine de l’individu générique comme centre de l’analyse scientifique, sans renoncer du même coup à distinguer les mots d’ordre révolutionnaires d’un conformisme des prévisions scientifiques ? — Pouvait-il concilier l’usage polémique de la catégorie d’idéologie avec l’affirmation très claire (cf. Préface de la Contribution à la critique de l’économie politique) de son usage comme concept historique (les idées et les comportements non scientifiques dans lesquels les hommes vivent leur existence sociale, y compris révolutionnaire) ?... C’est à partir de là qu’Althusser a entrepris d’étudier la vision théorique de Marx “ adulte ”, et ses points aveugles. De cette rupture (partielle peut-être) avec Feuerbach résultait ce qu’Althusser a appelé un antihumanisme théorique : le refus de considérer l’essence de l’homme comme le centre responsable ou dépossédé de la vie sociale. L’analyse scientifique à laquelle Marx procédera tout au long de sa vie n’usera plus jamais d’un concept d’essence humaine, ne fera plus jamais intervenir une telle essence dans la causalité sociale. Ces thèses portant sur la distinction entre analyse scientifique et idéologie ne préjugent bien sûr pas de l’impact de cette analyse dans la transformation de la société ni de la valeur de cette idéologie. En tant que cette valeur en particulier relève d’une pratique et non seulement d’une théorie. Problème laissé en suspens par Marx. Repris par Althusser, et d’autres. Althusser a pensé voir des analogies entre cet abandon de l’humanisme théorique et 1. les thèses de Marx sur l’illusion idéologique ; 2. les remarques de Spinoza sur l’ignorance de la causalité ; 3. celles de Lacan sur la fonction imaginaire de méconnaissance ; 4. celles de Foucault sur la fin de l’Homme. Il a usé à ce propos d’un vocabulaire d’homme de théâtre : celui de la mise en scène du sujet par un X, lui-même analogue à une structure absente. De cette rupture avec Feuerbach résultait une nouvelle conception de la dialectique, matérialiste enfin, plus pratiquée que théorisée par Marx. D’où une recherche encore ouverte aujourd’hui. Marx a conservé plusieurs aspects essentiels de la dialectique hégélienne. Par exemple : — Aucun deus ex machina (Providence...) ne doit intervenir de l’extérieur pour entraîner la succession des étapes historiques. Celle-ci doit être pensée selon les effets de la composition des éléments ; — Les contradictions sont motrices de cette succession, mais il faut apercevoir qu’elles ont des phases différentes, et qu’elles ne sont pas forcément motrices de décomposition ; — Ce qui se joue dans les processus dialectiques n’est pas le devenir de quelque chose, mais la constitution de quelque chose dans le devenir. Marx a modifié ou ajouté des aspects essentiels. Par exemple : — l’esprit n’est pas la communication universelle des contradictions réelles, ni l’unité de leur devenir ; — la réalité des contradictions ne doit pas être comprise selon les termes d’une incohérence/cohérence logique ; — leur dépassement n’est pas la réconciliation enrichissante d’un malentendu ; — le devenir n’est pas pronominal : rien ne se perd pour se retrouver ; aucune identité, spirituelle ou non, ne se poursuit à travers l’histoire – sauf cas d’espèce à envisager, auquel serait réduit le concept d’aliénation ; — aucun temps homogène (spirituel) n’est le “ bain ” des événements sociaux ; — le devenir est l’effet du jeu de contradictions plurielles les unes sur les autres (comme les luttes de classes et les contradictions des rapports sociaux avec les forces productives) ; un devenir sans sujet n’est pas un devenir sans agents ; — la dialectique sociale est l’effet des articulations/désarticulations de la pluralité des secteurs d’activité sociale ; elle ne relève donc pas plus d’une logique totalisante que d’une logique spirituelle ; — seul cet enchevêtrement des termes inégaux des contradictions et des contradictions d’importance inégale est décisif dans le déterminisme social ; enchevêtrement aboutissant à des condensations de contradictions, à des déplacements de leur rôle décisif, à une surdétermination des éléments sociaux ; d’où une différence entre ce qui est décisif et ce qui est déterminant en dernière instance. Althusser a pensé pouvoir se référer à Mao Zedong pour appuyer ces analyses, et utiliser des analogies avec certains concepts freudiens. De cette rupture avec Feuerbach résultaient les commencements d’une nouvelle science, celle de l’histoire ou matérialisme historique. Il était alors essentiel pour Althusser de montrer en quoi ce nouveau “ continent ” est semblable aux autres et en est distinct, en quoi cette science, qui impulse une nouvelle manière de philosopher, ne lui est pas homogène. Une science semblable aux autres, dans la mesure où l’explication rigoureuse et soumise à l’expérience a l’ambition de durer dans le ciel des vérités non historiques. D’où le refus de l’historicisme (au sens qu’Althusser donne à ce mot). Mais une science distincte des autres, dans la mesure où l’engagement dans la pratique révolutionnaire donne, d’après Marx, un discernement plus exact de ce qui est important en histoire : non les choses, mais leurs transformations. Une science qui vise donc l’objectivité, mais non l’impartialité. Qui estime que la politique seule permet la théorie de l’histoire et en dissipe les mystères. Du même coup Althusser, sensibilisé aux problèmes épistémologiques par la lecture de Bachelard, Koyré ou Canguilhem, a voulu préciser comment une telle science, mais peut-être aussi toute science, peut à la fois émerger de l’histoire par son souci de vérité, échapper à la subjectivité par son souci d’objectivité, et pourtant rester totalement inscrite dans l’histoire. Pour cela il fallait admettre que la théorie des recherches prime sur la méthodologie (extérieure à l’histoire), sans être pour autant une psychologie de savants. Althusser fit alors appel à Marx lui-même : de même que la production domine le producteur et le produit (Introduction à la Contribution à la critique de l’économie politique), de même la théorie historique de la production des concepts (ou épistémologie, pour Althusser) domine la psychologie et la méthodologie. Ce que Popper n’a pas compris. Althusser donnait ainsi au travail scientifique une insertion fondamentale dans l’ensemble social. Mais cette insertion n’est pas mécanique : les idéologies, dont les savants visent à se défaire, ne sont pas les moteurs secrets de leurs recherches. Et pourtant ce lien existe : une recherche ne se fait pas sans effets en elle de la conception qu’ont les savants sur l’efficacité de leurs procédures, le statut des difficultés qu’ils rencontrent, les urgences théoriques... Ces idéologies de la pratique des savants, ou “ philosophies spontanées de savants ” sont le plus souvent mises en forme par des philosophies, où elles prennent place, donnent lieu à des exploitations extérieures, mais aussi jouent un rôle essentiel dans le travail scientifique lui-même. Althusser était donc conduit, par toute son œuvre, à des questions neuves et difficiles. Marx n’a pas laissé de doctrine explicite quant au statut de la philosophie, de l’idéologie, du sujet. Althusser a essayé de combler en partie ces manques. Il a présenté la philosophie comme distincte des idéologies, en ce qu’elle prétend se passer dans le seul domaine théorique ; comme distincte des sciences, en ce qu’elle n’a pas la vérité comme objet mais vise des objectifs idéologiques : les luttes de classes dans la théorie. Il a présenté les idéologies comme des éléments essentiels et non épiphénoménaux dans la formation sociale. Décisives, souvent, dans les transformations et dans les conservations. Elles prennent part à la reproduction ou à la destruction des rapports sociaux de production. Elles sont matérielles. Le problème étant bien sûr de les distinguer du rôle reproducteur que tiennent, d’après Marx, les rapports sociaux eux-mêmes. Il a présenté le sujet comme un effet des idéologies sur les individus biologiques humains entraînés dans les sociétés. Effet, multiple sans doute, d’interpellation qui fait croire à l’individu qu’il peut être, par exemple, le sujet libre de ses pensées et de ses actes. Alors qu’il vit le réel dans l’imaginaire. Le problème étant bien sûr d’apercevoir que ce caractère transhistorique des idéologies n’interdit nullement la variation extrême de leurs formes, ni leur justesse révolutionnaire éventuelle. La difficulté de ces questions neuves explique pou

Auteur(s) : Jean-Paul Sartre, Maurice Merleau-Ponty, Gabriel Marcel, Jean-François Lyotard, Emmanuel Lévinas, Alexandre Koyré, Vladimir Jankélévitch, Étienne Gilson, Michel Foucault, Jean-Toussaint Desanti, Gilles Deleuze, François Châtelet, Michel de Certeau, Georges Canguilhem, Henri Bergson, Gaston Bachelard, Raymond Aron, Louis Althusser, Henry Corbin

Caractéristiques

Editeur : Frémeaux & Associés

Auteur(s) : Jean-Paul Sartre, Maurice Merleau-Ponty, Gabriel Marcel, Jean-François Lyotard, Emmanuel Lévinas, Alexandre Koyré, Vladimir Jankélévitch, Étienne Gilson, Michel Foucault, Jean-Toussaint Desanti, Gilles Deleuze, François Châtelet, Michel de Certeau, Georges Canguilhem, Henri Bergson, Gaston Bachelard, Raymond Aron, Louis Althusser, Henry Corbin

Publication : 24 novembre 2020

Intérieur : Noir & blanc

Support(s) : Livre audio [WEB]

Contenu(s) : WEB

Protection(s) : Aucune (WEB)

Taille(s) : 805 octets (WEB)

Langue(s) : Français

Code(s) CLIL : 3133

EAN13 Livre audio [WEB] : 3561302850634

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