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Résumé

"Depuis l’antiquité, les étudiants se pressent pour écouter les philosophes. C’est seulement à partir du XXème siècle que l’on a pu enregistrer les maîtres de la philosophie contemporaine. L’ouvrage proposé est une porte ouverte sur la pensée et son histoire. Elle apparaît d’autant plus nécessaire dans un monde où la réflexion a été remplacée par une pensée restrictivement duale et instantanée. Ce coffret propose pour la première fois de mettre à la disposition du public l’intimité intellectuelle de ces grands philosophes et d’en écouter avec l’éclairage de leurs propres voix, leurs idées, leurs propositions… Patrick Frémeaux “Il fallait un sacré culot pour oser se lancer dans une telle entreprise. Imaginez cela : mettre sur le marché six CD, ne contenant que des propos tenus par la plupart des plus grands penseurs français du 20ème siècle. (...) En fait, cet enregistrement témoigne de la diversité de la pensée au 20ème siècle et aussi, de son incroyable complémentarité. Une leçon à retenir.” D.A. Grisoni, LA VIE “Une initiative remarquable.” LA CROIX “L’auditeur n’en revient pas d’avoir accès à ce florilège de pensée en mouvement, sans minimiser l’émotion de la voix. Une aventure exceptionnelle.” V. Marin La Meslée, MAGAZINE LITTÉRAIRE

Auteur

  • Jean-Paul Sartre (auteur, Narrateur)

    Jean-Paul Sartre (1905-1980) est philosophe, critique littéraire, romancier, nouvelliste et dramaturge. Il se fait connaître du grand public par ses récits (La Nausée, Le Mur) et ses pièces de théâtre (Les Mouches, Huis clos). Mais son activité littéraire est indissociable de sa pensée philosophique (L'Imaginaire, L'Être et le néant). Menant une intense activité politique, il refuse le prix Nobel de littérature en 1964.
  • Maurice Merleau-Ponty (auteur, Narrateur)

    Né à Rochefort en 1908, Maurice Merleau-Ponty, ancien élève à l'École normale supérieure, agrégé de philosophie, docteur ès lettres en 1945, professeur à la Sorbonne, puis au Collège de France depuis 1952, est mort en 1961. Il a été membre du comité directeur des Temps modernes depuis leur fondation.
  • Gilles Deleuze (auteur, Narrateur)

    Cet article provient du Dictionnaire des philosophes, sous la dir. de Denis Huisman, 2e édition revue et augmentée DELEUZE Gilles, 1925-1995 Gilles Deleuze occupe dans la philosophie contemporaine une place insolite, à la périphérie des grands courants de pensée comme le marxisme, la psychanalyse, ou encore le “ structuralisme ”. Il est bien difficile de lui assigner un lieu dans l’histoire récente de la pensée, car aujourd’hui plus que jamais, il se veut “ hors ” et “ entre ”, nomade. Il fut sûrement un des premiers en France, au cours des années 60, à ressentir l’exigence d’une pensée résolument anti-hégélienne. Le premier aussi, avec Michel Foucault, à en pressentir les contours. On distingue en général trois périodes dans l’œuvre de Gilles Deleuze. La première est composée d’une série de monographies ; elle va de 1953 (Empirisme et subjectivité) à 1968 (Spinoza ou le problème de l’expression). Deleuze ne parle pas encore à son compte, mais travaille sur des philosophes qui lui semblent excéder de toutes parts l’histoire de la philosophie : Hume, Bergson, Nietzsche et même Kant. Néanmoins, en 1969, s’ouvre pour lui une nouvelle période : c’est, presque simultanément, Différence et répétition et Logique du sens. Si le premier dissimule encore derrière une rigueur classique un contenu qui ne l’est déjà plus, le second, au contraire, composé en 31 séries, déborde largement les canons universitaires en cours à l’époque, avec son intérêt pour les petites filles et les schizophrènes, sa réflexion profonde sur le langage et la littérature. Des auteurs comme Klossowski, Gombrowicz, Lewis Carroll, et même James Joyce sont abordés, non plus comme des exemples étayant le discours du philosophe, mais pour eux-mêmes. Cependant la grande rupture se situe en 1972, avec L’Anti-Œdipe, qui ouvre une autre période, marquée par la collaboration du psychanalyste Felix Guattari. Ses livres, depuis cette date, se veulent être des machines dont les seuls critères sont : comment ça fonctionne, à quoi ça sert et à qui ? Autant dire que le problème n’est plus la circulation du sens, mais ce que Deleuze appelle l’effectuation pratique du multiple : non plus parler du multiple, mais le faire. Cette nouvelle exigence nécessite de fait (et en droit) une nouvelle écriture qui en appelle souvent à l’efficace du récit, bien plus qu’à celle du concept. L’œuvre de Gilles Deleuze a toujours eu comme visée de révoquer en doute une certaine image de la pensée. Ce que Deleuze appelle son modèle étatique ou sa forme-état. Ainsi dans l’un de ses premiers livres (Nietzsche et la philosophie, 1962), il distinguait déjà deux types de pensée, une philosophie de l’Être, pré-critique, et une philosophie de la volonté. Une philosophie de l’Être repose sur deux axes : d’abord celui de la représentation du Tout (Être suprême), comme horizon englobant. Puis celui d’une république des esprits libres. Le premier apportant à la philosophie l’efficacité magique d’une fondation et le second la sanction rationnelle du fondement. Les deux lui donnant ce modèle étatique que Deleuze, précisément, a entrepris de dissimiler : une république des esprits libres dont le Prince serait l’Être suprême. Dans une telle image de la philosophie, la pensée, attribut d’un sujet universel, sera l’impérieuse représentation du Tout. Il n’en est rien dans une philosophie de la volonté. Celle-ci nous apprend au moins une chose : c’est nous qui commandons. Dès lors il s’agira moins de retrouver, que de trouver. Car il n’y a plus de critères intrinsèques du vrai, niais simplement une volonté de vérité, qui vaudra ce qu’elle pourra. Sa “ valeur ” réside dans sa qualité affirmative ou négative. On ne doit pas dire cependant que l’affirmation s’oppose à la négation, elle en diffère plutôt. En effet l’affirmation n’est sous aucun rapport une négation ; Deleuze lui suppose seulement une “ ombre de négation ”, d’une autre nature que la négation elle-même. Ce sera l’éternel retour, commenté comme une épreuve initiatique, ne faisant revenir que ce qui affirme sa différence. La répétition est ainsi présentée comme l’épreuve et l’avènement même de la différence (cf. Différence et répétition, 1968). Il importe beaucoup de voir de quelle différence et de quelle répétition il s’agit, sous peine de manquer les enjeux. On en distingue d’ordinaire de deux ordres, une différence conceptuelle et me différence sans concept. La première se présente comme intrinsèque, interne à notre entendement (faculté des concepts), alors que la seconde, donnée dans l’ordre spatial et non dans l’ordre logique, est nécessairement extrinsèque en tant que reproduction de l’identique – plusieurs choses sous le même concept, ne différant que par leur position dans l’espace. Or ce concept de la différence et cette notion de répétition ne peuvent convenir à Gilles Deleuze, qui pense sauver la différence du point de vue de la répétition. La répétition n’est en effet reproduction de l’identique que si on veut bien la considérer de l’extérieur, dans la position royale d’un sujet universel et transcendant ; que si, au contraire, on consent à abandonner cette position de survol et à considérer le soi de la répétition, tout change. On doit dès lors penser une différence interne et cependant non conceptuelle. Car si on ne peut avoir l’expérience de cette différence pure, ni de ce fait la subsumer sous des concepts universels ou généraux, si donc elle reste toujours extrinsèque à notre entendement, on peut toujours aussi la comprendre comme intérieure à l’Idée. Il n’y a pas de connaissance stricto sensu de cette différence, bien qu’il y en ait une connaissance rationnelle. Car la différence comme telle n’est pas une donnée intuitionnable, elle serait plutôt ce par quoi le donné est donné (l’être du sensible), tout phénomène renvoyant à l’inégalité qui le conditionne et pour ainsi dire le signe. Ainsi le délire est toujours au fond du bon sens, et celui-ci toujours second. Une telle démarche qui est celle d’un “ empirisme transcendantal ” est constante chez Deleuze bien qu’elle ait varié depuis 1972. Dans Mille plateaux (1980), par exemple, Deleuze et Guattari posent le problème autrement, sans plus recourir à une articulation kantienne. Ils commencent par opposer deux types de mouvements, Celerilas et Gravitas, vitesse et lenteur ; ces deux mouvements ne sont pas différents du point de vue de la quantité : ce sont des incommensurables. Le mouvement grave est laminaire, il procède par striage de l’espace, d’un point à un autre, permettant ainsi d’exposer les coordonnées de n’importe quel point durant sa trajectoire. Au contraire un mouvement de célérité s’écarte même de très peu du striage, prenant ainsi une allure tourbillonnaire qui le distingue des forces gravifiques – même des plus complexes d’entre elles. Ces mouvements correspondent à deux types d’espaces, le lisse et le strié. Si le second est attaché à la permanence d’un point de vue fixe, d’où il s’agit de reproduire a posteriori les coordonnées du mouvement, selon le système de référence approprié, il n’en est pas de même du premier. Il s’agit en effet d’un espace d’une tout autre nature. Un espace où tout procède par devenir, dont le modèle est l’itinération et non plus l’itération ou la représentation, un espace enfin où il faut suivre les flux et les intensités, et surtout suivre leurs mouvements de contamination, leur répartition nomade. Donc suivre et non plus représenter. Évidemment tout ceci suppose un autre sujet que le cogito, un sujet non plus transcendant l’espace, mais engendré par lui, dans l’immanence, sujet ou plutôt véritable pseudopode. Comment, en effet, sur quel mode et par qui, est peuplé un espace lisse ? Un espace lisse est peuplé par des multiplicités intensives, nous le savons, mais comment et sur quel mode ? Ici entre en jeu l’hypothèse fondamentale du corps sans organes, cette hypothèse que nous a léguée Antonin Artaud, un poète, et sur laquelle, depuis longtemps déjà, travaillent Deleuze et Guattari. Le corps donc, souffrirait d’être toujours machiné, organisé, intégré à son propre système de régulation ; en secret, parait-il, il rêve de défaire son organisme, afin de retrouver cette soupe prévitale, perdue à jamais dans la chute fatale vers la différenciation, qui a tout remis en cause. Ainsi se constituerait une véritable machine de mort dirigée contre l’organisme, mais qui est aussi machine miraculante, surface d’enregistrement se rabattant sur ce qu’elle détruit et s’érigeant en quasi-cause de l’univers. Le corps sans organes a donc, d’emblée, non pas un mais deux modèles de fonctionnement, la répulsion et l’attraction. Toutefois, il existe bien une autre transformation physique d’énergie, qui à son tour va produire une autre machine, dite célibataire. En effet, les proportions d’attraction et de répulsion induisent ce que Deleuze et Guattari désignent comme une série d’écarts à partir de o, ou production immédiate de quantités intensives à partir de l’intensité = o du corps sans organes. Celui-ci est alors marquage des devenirs intensifs par lesquels passera un bien étrange sujet, changeant d’identité à chaque seuil franchi : “ Je suis tous les noms de l’histoire ” et aussi “ Je suis mon père, ma mère et ma sœur ”. Car, en effet, dans un espace lisse ou sur un corps sans organes, si la division est toujours possible, le divisé change de nature à chaque étape de la division et diffère ainsi continûment de lui-même. Il est donc impossible de maintenir le principe d’identité, l’entreprise de Deleuze consistant précisément à le déconstruire. Ainsi le multiple n’est plus attribué à un quelconque sujet universel, mais élevé au substantif : il devient, en dehors de tout assujettissement, le discontinuum des multiplicités nomades. Nous avions commencé par reconnaître en Gilles Deleuze un philosophe de la volonté. Il ne s’agit cependant chez lui en aucun cas d’une philosophie du sujet, dûment présenté dans l’autonomie de sa volonté ; le pôle du destinateur (ou de l’émission) n’est jamais privilégié comme tel. Il y a bien des quantités intensives comme éléments minima de la volonté, mais jamais elles ne pourront être attribuées à un sujet universel. Elles sont, comme on l’a vu, non assujetties, nomades ou libres. Aussi bien peut-on parler de philosophie des affects bien plus que d’une philosophie de la volonté proprement dite. Le singulier, comme domaine des intensités et des devenirs inouïs ne peut être en effet celui du sujet ; tous les devenirs sont non humains, toutes les intensités sont incommensurables avec le sujet supposé les éprouver. Autant dire que ce dernier apparaît nécessairement comme hétérogène. Reste évidemment un problème considérable, celui d’une philosophie du langage. Comment, en effet, rendre compte du langage dans une théorie des affects. Il y a, sur ce problème essentiel, deux grands livres, Logique du sens et Mille plateaux. Deleuze commence par reprendre à son compte la théorie stoïcienne du clivage de la relation causale. Il distingue ainsi deux ordres incommensurables, celui des causes et celui des effets. Le premier ressort du mélange des corps, de leur action et passion, le second au contraire renvoie à des événements-effets d’une autre nature que leurs causes : celles-ci sont des corps, ceux-là des incorporels. Ces derniers sont donc essentiellement langagiers, ou plutôt ils sont la condition extrinsèque mais nécessaire du langage. À la fois l’ “ exprimé ” d’une proposition et attribut d’un état de choses : on peut dire qu’ils n’existent pas hors des propositions, mais aussi qu’ils ne se réduisent nullement à leur nature langagière. Les événements-effets sont plutôt des transformations incorporelles s’attribuant à des corps : la sentence du magistrat fait ainsi du suspect, instantanément, un condamné. Mais cette transformation incorporelle est aussi l’ “ exprimé ” d’une proposition. Deleuze et Guattari présupposent en effet un rapport interne entre un énoncé et l’acte incorporel qui l’enveloppe nécessairement. Cela implique évidemment une remise en cause des modèles de la linguistique (information, communication). Tout énoncé sera dit “ redondant ” puisqu’il présuppose toujours un mot d’ordre ou acte incorporel ; sa fin ne sera plus dès lors d’informer ni même de communiquer, mais de transmettre des mots d’ordre. Quant à l’énonciation, elle n’est plus redevable à un sujet parlant, mais sociale de bout en bout. L’ “ agencement collectif d’énonciation ” dont parlent souvent Deleuze et Guattari n’est rien d’autre que l’ensemble réglé des transformations incorporelles s’attribuant à des corps dans une société donnée – il peut certes y avoir plusieurs machines sémiotiques de cet ordre dans une seule société. Même “ je ” ou la conscience de soi sont des résultats d’un tel agencement : ils sont simplement ces actes incorporels s attribuant à mon corps. Car il n’y a de discours direct que taillé au préalable dans du discours indirect – celui-ci étant comme “ la rumeur où je puise mon nom propre ”. L’agencement a ainsi deux versants ou deux faces, comme on voudra, agencement machinique, il travaille les corps et détermine leurs actions et passions, agencement collectif d’énonciation, il concerne les actes incorporels qui vont s’attribuer à ces corps et les transformer instantanément. Dans les deux cas vont jouer des seuils de déterritorialisation et de reterritorialisation, de vitesse et de lenteur, qui à leur tour composent ou décomposent l’agencement sur un même plan, surface plane, indéfinie, où les différenciations procèdent par accélération, ralentissement, sédimentation. Le langage ne peut donc être un système homogène, transcendant par rapport aux choses et aux affects : il doit se composer avec eux dans l’immanence, selon des vitesses et des lenteurs infiniment variables. On voit ainsi se dessiner ce que Deleuze et Guattari appellent leur formule magique, pluralisme = monisme, et qui est aussi la formule magique de toutes les philosophies de la volonté depuis Spinoza.   l Empirisme et subjectivité, Paris, puf, 1953 ; Instincts et institutions, Paris, Hachette, 1953 ; Nietzsche et la philosophie, Paris, puf, 1962 ; La philosophie critique de Kant, Paris, puf, 1963 ; Marcel Proust et les signes, Paris, puf, 1964 ; éd. augmentée, Paris, puf, 1970 ; Nietzsche, Paris, puf, 1965 ; Le bergsonisme, Paris, puf, 1966 ; Présentation de Sader-Masoch, Paris, Éd. de Minuit, 1967 ; 1971, coll. “ 10/18 ” ; Différence et répétition, Paris, puf, 1969 ; Spinoza ou le problème de l’expression, Paris, Éd. de Minuit, 1969 ; Logique du sens, Paris, Éd. de Minuit, 1969 ; Spinoza, Paris, puf, 1970 ; Capitalisme et schizophrénie, en collaboration avec Félix Guattari, t. I : L’Anti-Œdipe, Paris, Éd. de Minuit, 1972 ; t. II : Mille plateaux, Paris, Éd. de Minuit, 1980 ; Dialogue, en collaboration avec Claire Parnet, Paris, Flammarion, 1977 ; Superpositions, en collaboration avec Carmelo Bene, Paris, Éd. de Minuit, 1979 ; Spinoza, philosophe pratique, Paris, Éd. de Minuit, 1981 ; Cinéma, I, Éd. de Minuit, 1983 ; Cinéma, II, Éd. de Minuit, 1985 ; Foucault, Éd. de Minuit, 1986 ; Qu’est-ce que la philosophie ? (avec Felix Guattari), Éd. de Minuit, 1991.   ® M. Foucault, Theatrum philosophicum, Critique, 1970 ; J. F. Lyotard, Le capitalisme Énergumène, Critique, 1972, no 306 ; repris dans Des dispositifs pulsionnels, uge, 1973, “ 10/18 ” ; V. Descombes, Le Même et l’Autre, Paris, Éd. de Minuit, 1979 ; La revue L’Arc a consacré en 1972 un numéro à Gilles Deleuze (no 49). Pierre-François Marietti  
  • Henri Bergson (auteur, Narrateur)

    Cet article provient du Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, tome 1, sous la dir. de Monique Canto-Sperber, 4e édition revue et augmentée, Paris, PUF, coll. “ Quadrige/Dicos poche ”, 2004. BERGSON Henri, 1859-1941 Peut-être les “ philosophies morales ” ne se distinguent-elles pas seulement par les différentes solutions qu’elles apportent à des problèmes communs, mais aussi, plus profondément, par la place et le sens qu’elles accordent à la “ morale ” dans la philosophie elle-même (à condition d’y retrouver les questions que posent à chaque homme l’expérience et la conduite de sa vie). L’œuvre de Bergson est exemplaire à cet égard. On pourrait en effet aussi bien soutenir qu’elle ne comporte aucune philosophie morale autonome et complète, ou qu’elle constitue de part en part une telle philosophie : c’est dire que l’on ne comprendra sa philosophie morale, et la façon singulière dont elle répond aux questions les plus profondes, qu’une fois mesurées sa place et sa portée propres. Il faut donc commencer par insister sur ce point. La place de la philosophie morale dans l’œuvre de Bergson C’est seulement dans son dernier ouvrage majeur, Les Deux Sources de la morale et de la religion (de 1932, que suivra un recueil d’essais rédigés antérieurement, La Pensée et le Mouvant, en 1934), que Bergson traite de la morale pour elle-même. Encore n’en traite-t-il pas séparément, comme l’indique déjà le titre de l’ouvrage : seul le chapitre premier, “ L’obligation morale ”, lui est explicitement consacré. Qui plus est, dans ce chapitre même, il s’agit pour Bergson de rapporter la “ morale ” à des “ sources ” qui lui sont extérieures, et qui seront toutes deux rapportées à “ la vie ”. La place à la fois tardive et partielle de la morale dans l’œuvre de Bergson nous renvoie donc d’emblée à la question de son autonomie dans sa philosophie même : entre des “ sources ” biologiques qui paraissent la fonder et une “ religion ” qui semble l’accomplir, “ la ” morale que ses lecteurs pouvaient espérer depuis son premier livre, l’Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), dont le troisième chapitre était consacré à la liberté, peut-elle avoir une véritable unité de signification ? Y a-t-il à proprement parler une “ philosophie morale ” de Bergson ? L’impatience manifestée par les lecteurs d’une œuvre placée d’emblée au cœur des débats de son temps pouvait pourtant se comprendre. Rappelons en effet que l’œuvre de Bergson (né à Paris en 1859), relayée notamment par son enseignement au Collège de France (à partir de 1900), eut, selon un mot célèbre et ambigu, un retentissement “ au-delà des écoles ”, qu’elle gardera jusqu’à la mort de son auteur, en 1941, sinon jusqu’à aujourd’hui. Mais il y avait aussi des raisons proprement philosophiques à l’impatience de ce public. Certes, Bergson, ne voulant livrer que des réponses “ définitives ”, considérant donc la morale comme une dimension théorique autonome, avait écrit : “ On n’est jamais tenu de faire un livre ” (1922, in 1934, p. 98/1330). Mais toute son œuvre antérieure était déjà traversée par des questions relevant, sinon de la morale, du moins de la philosophie pratique, toujours située au centre de sa philosophie générale de l’esprit. La question de la liberté n’est ainsi traitée par Bergson, dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience, que sous forme. d’application : “ Nous avons choisi parmi les problèmes, celui qui est commun à la métaphysique et à la psychologie, le problème de la liberté ” (1889, VII/3). À l’inverse de Kant, qui refusait de résoudre la question métaphysique de la liberté pour la réserver à la morale, peut-être même, comme le dit ironiquement Bergson, par “ scrupule moral ” (ibid., p. 179/155), ce dernier refuse de faire de la liberté une question morale, pour en faire une question métaphysique et même psychologique, impliquant avant tout la conception de l’unité temporelle du moi comme durée. Autonome, individuelle, imprévisible, cette durée fonde une liberté, qui ne se manifeste cependant que dans certains actes privilégiés, ceux qui. l’expriment entièrement comme telle. La réflexion morale proprement dite, qui précède ou suit l’action, délibération ou jugement, intention ou conséquences, est écartée par principe de la compréhension de l’acte libre comme tel, et peut même le masquer par une illusion constitutive de notre entendement, qu’il faut dès lors critiquer. D’emblée, avant même d’être posé comme tel, le champ de la morale semble ainsi passé au crible des distinctions ou du dualisme bergsonien : liberté individuelle concrète d’un côté, réflexion abstraite et générale de l’autre. Les questions pratiques, qui concernent l’action, sans être traitées comme des questions morales, sont au cœur de cette philosophie, et en manifestent les tensions, relevées par des lecteurs tels que Lévy-Bruhl (1890), Belot (1890), Rauh (1904), Nabert (1924), pour ne citer qu’eux. Il en sera de même dans les autres grands ouvrages qui précèdent le livre de 1932. Toute la philosophie de la connaissance exposée dans Matière et Mémoire (1896) repose ainsi sur le fondement de l’action indéterminée du corps. La profondeur de notre mémoire individuelle a pour sens, en s’insérant dans l’action du corps lui-même, d’enrichir notre liberté de toute une histoire personnelle. Plus encore, la matière comme l’esprit sont placés par Bergson le long d’une échelle de réalité à laquelle correspondent autant de “ degrés de la liberté ” (p. 250/355). Ainsi la liberté est-elle au cœur de la philosophie de Bergson : elle intervient au titre d’une théorie de la connaissance fondée sur l’action, d’une psychologie de la conscience et de la mémoire individuelle, et d’une métaphysique du réel en général. Pourtant, hormis dans Le Rire (1900), qui suit directement cet ouvrage, et sur lequel nous reviendrons, Bergson n’en tire explicitement aucune conséquence proprement morale. Comment peut-il même concilier les exigences génériques de l’action vitale, spatiale, sociale, et la liberté individuelle, temporelle, spirituelle ? Peut-être sera-ce justement en traitant explicitement ces questions d’un point de vue moral, qu’elles trouveront leur point d’équilibre. Ce n’est pas encore le cas, cependant, dans L’Évolution créatrice (1907), même si Les Deux Sources de la morale et de la religion ne peuvent se comprendre sans ce dernier ouvrage. Cette “ doctrine d’évolution ” (1934, p. 97/1329) fournit bien, pour ainsi dire, la théorie de l’homme nécessaire à la constitution d’une philosophie morale, mais elle lui lègue aussi de nouveaux problèmes. Ainsi, si les deux aspects de l’action humaine sont rapportés à une même origine biologique, ce n’est pas pour réduire l’homme à sa fonction vitale, mais plutôt (et cette question sera au cœur de la philosophie morale de Bergson), pour donner à la vie un sens doublement moral. L’action humaine, rendue possible par la structure de l’espèce, accomplit d’abord la visée pratique qui est celle de la vie, comme “ tendance à agir sur la matière ”. Plus encore, l’acte libre individuel continue maintenant la “ création ” qui est l’essence de la. vie et en délivre le sens non plus psychologique mais métaphysique. Enfin, entre ces deux sens de l’action humaine, se glisse encore l’illusion de notre entendement, qui ne conçoit de finalité que représentée comme un but à atteindre, et se méprend ainsi sur l’intention à accorder à la vie, autant que. sur le sens de ses propres actions. Ainsi les deux aspects de la philosophie pratique de Bergson ne sont-ils conciliés qu’en se rapportant à une anthropologie générale elle-même inscrite, non seulement dans une interprétation de la vie, mais dans une philosophie de l’esprit qui conjoint une psychologie, une métaphysique et une théorie de la connaissance. Mais ce n’est pas encore là une “ morale ” individualité et sociabilité, intuition et intelligence, liberté créatrice et contrainte pratique ou biologique peuvent bien être conciliées en l’homme, elles ne le sont pas encore pour l’homme. Le sens de l’homme, sa nature et son histoire, sont encore compris de l’extérieur, à partir de la vie ou plutôt de la “ signification ” de celle-ci, et ne sont pas encore interprétés de l’intérieur de son expérience elle-même. Ce sera bien le cas avec le livre de 1932. Il reste cependant, avant de s’y engager, à faire une précision de méthode. Malgré les brefs aperçus qui précèdent, il ne faudrait pas croire, en effet, que l’on puisse lire Les Deux Sources de la morale et de la religion comme l’aboutissement “ logique ” d’un progrès orienté. Chaque livre de Bergson représente en effet un tout autonome à lire selon ses problèmes et ses exigences propres. C’est donc la place précise occupée par la philosophie morale dans le livre de 1932, qui doit permettre d’en interpréter le contenu, mais aussi d’en mesurer les enjeux dans l’ensemble de l’œuvre, et dans les débats où celle-ci prend toute sa portée. Il faut donc comprendre quels sont, selon Bergson, les problèmes proprement moraux, en quoi consistent la tâche et les résultats de la philosophie morale,. avant d’aller plus loin. L’unité de la morale de Bergson “ Que dois-je faire ? ” On peut se demander si c’est bien à cette question, par laquelle Kant définit le champ de la moralité, que Bergson cherche à répondre, dans le chapitre du livre de 1932 consacré à “ l’obligation morale ”. Certes, le problème proprement moral, celui qui assure l’unité de la philosophie morale à travers ses divisions internes (et son lien aux autres dimensions du savoir), resterait celui de l’obligation ; du rapport entre une conscience individuelle et un devoir ou une loi. Bergson semble pourtant en déplacer profondément les termes : loin de rapporter une conscience à une loi pure, l’obligation se ramène d’abord à une habitude ou à un instinct qui lie l’individu humain à son espèce et à la vie ; elle est ensuite inspirée invinciblement, comme une émotion, devant l’action de certains hommes exceptionnels, au-delà de toute loi ; dans aucun des deux cas, la réponse à la question ne semble donc découler de la recherche rationnelle du fondement, et aucune des deux “ morales ” que va distinguer Bergson ne part même d’une question posée par un sujet libre, par un “ je ”, sur le sens de sa propre activité. De plus, si l’on pressent la profondeur du débat engagé notamment avec la doctrine kantienne, si la source de l’obligation est à chercher au-dessous ou au-dessus du questionnement rationnel, quel sera le rôle de la philosophie morale ? Peut-on encore parler d’obligation proprement morale ? Dès les premières lignes, abruptes, du premier paragraphe du livre, le déplacement décisif de la question morale semble opéré. “ L’obligation vraie ”, comme le dira Bergson un peu plus loin (p. 91/1051) “ est déjà là ”. Elle n’est pas à fonder dans un présent pur et abstrait, mais à rechercher dans un passé archaïque et primitif : “ Le souvenir du fruit défendu est ce qu’il y a de plus ancien dans la mémoire de chacun de nous comme dans celle de l’humanité ” (p. 1/981). La question à poser n’est donc pas : “ Que dois-je faire ? ”, mais : “ Pourquoi obéissions-nous ? ” (ibid.). Le philosophe ne recherche pas un fondement rationnel, mais un principe ou une force effective, il se livre plus à une généalogie qu’à une critique. Ainsi un mouvement extrêmement rapide mène-t-il Bergson de la première obligation à la “ société ” (l’usage du terme d’obligation, à la place de celui de devoir, retrouvant la définition même du fait social proposée par Durkheim), puis, de la société à une origine vitale, rapprochant cette fois Les Deux Sources... de la Généalogie de la morale de Nietzsche. Il reste pourtant dans cette origine sociale et vitale une dimension proprement morale, qui fait de l’obligation, ou plutôt du sentiment de l’obligation, non seulement une force pure, mais aussi la forme d’un rapport à soi qui définit l’humanité comme telle. Ainsi, si Bergson remonte du sentiment d’une obligation particulière à la réalité d’un “ tout de l’obligation ” dont elle tirerait sa force parce qu’elle émanerait ainsi de la société en général, cette obligation ne peut être pour autant, comme chez Durkheim, un pur “ fait social ” extérieur à la conscience individuelle : il faut qu’y réponde en l’individu un “ moi social ”. L’écart entre l’individu et la société est certes infime, comme Bergson le dira plus loin : “ individuelle et sociale tout à la fois, l’âme tourne ici dans un cercle. Elle est close ” (p. 34/1006). Il est néanmoins la condition pour que l’on parle d’obligation, ressentie et agissante en un sujet. L’obligation reste un sentiment ou une attitude de nature psychologique. C’est pourtant ce lien de l’individu à la société qui, au-delà d’une simple comparaison entre la société et un organisme, toujours faite avec prudence, oblige à remonter à la vie. “ À cette société instinctive on devra penser, [...] si l’on ne veut pas s’engager sans fil conducteur dans la recherche des fondements de la morale ” (p. 23/998). La vie est une origine avant d’être une norme. Il faut faire remonter l’obligation à un “ instinct virtuel ”, l’habitude d’obéir remplaçant chez l’homme, être intelligent, les instincts et les automatismes de l’animal. Le principe de l’obligation est à chercher dans cette pure force, significativement nommée “ pression ”. L’intelligence ou la raison humaines se manifesteraient d’abord, selon Bergson, dans ce rapport de forces, pour ramener l’individu à l’obéissance, comme “ résistance aux résistances ”. Qui plus est, les représentations de la “ superstition ”, étudiée dans le deuxième chapitre sous le nom de “ religion statique ”, renforceront de tout le poids de l’imaginaire cette réflexion intellectuelle et morale, qui se masque sa propre fin par une illusion vitale. Ainsi la “ morale ” semble-t-elle renvoyée à sa fonction biologique et pragmatique. Pourtant, non seulement cette force se manifeste toujours dans un sentiment, mais celui-ci implique la liberté : “ Un être ne se sent obligé que s’il est libre, et chaque obligation, prise à part, implique la liberté. Mais il est nécessaire qu’il y ait des obligations ” (p. 24/999). Non seulement la société humaine reste composée d’êtres intelligents et libres, mais l’obligation représente, autant qu’une force analogue à un instinct, la forme d’un lien qui lie l’individu à soi, à la cité, à l’espèce, ou plutôt à soi et à l’espèce à travers un groupe social toujours clos. Ainsi, l’obligation diffère-t-elle de la nécessité par son caractère de rapport abstrait, aussi contraignant soit-il. Cette forme pourra se remplir de toutes les matières variées de l’humain, cette nature “ s’absorber ” dans tous les contenus de l’histoire. L’obligation est donc indépassable comme nature, et il n’existera pas d’homme sans société, ni de société sans obligation, mais elle reste à la fois vécue moralement, comme sentiment, et perméable, comme forme. Elle est à la fois totale, comme “ tout de l’obligation ”, et vide, aussi formelle que l’impératif catégorique de Kant, à quoi Bergson la compare ironiquement. Comment cependant trouver, au-delà de cette nature et de ce tout biologiquement déterminés, une autre “ source ” de “ la ” morale ? S’il y a “ deux ” morales, quelle sera leur unité ? De même que la mystique ne pourra s’appeler “ religion ” qu’en se mêlant (dans l’histoire concrète de l’homme) aux formes sociales de la “ religion statique ”, on peut prévoir que la “ morale ouverte ” ne pourra constituer “ une ” morale qu’en se mêlant à la forme de l’obligation. Peut-être inversement, sera-ce en recevant un nouveau contenu que l’obligation pure pourra être dite “ morale ”. “ L’obligation morale ” serait à la fois le point commun et le mélange des deux morales. Cependant, il faut bien que le terme pur qui définit cette deuxième morale se donne comme tel dans l’expérience, et que le philosophe en trouve à nouveau l’origine. Là encore, l’essentiel est dit en une phrase : “ De tout temps ont surgi des hommes exceptionnels en lesquels cette morale s’incarnait ” (p. 29/1003). La source se révèle à nouveau à travers une origine, mais cette fois historique, dans des événements (à la fois exceptionnels et universels), et non plus naturelle (dans tout individu et dans l’espèce). Autant il fallait chercher, derrière les hommes qui donnent des ordres, le “ tout ” social de l’obligation, autant l’homme qui donne l’exemple de la morale que Bergson appellera “ ouverte ” le donne-t-il entier en lui-même. En lui cette morale est d’emblée “ complète et parfaite ”, “ on ferait mieux de [l’]appeler absolue ” (ibid.). C’est à nouveau avec une grande rapidité que s’ensuivent les principes sociologiques et psychologiques qui font de cette moralité une source d’action : commune imitation (par où Bergson s’inspire cette fois de la sociologie de Tarde, et non plus de Durkheim) et appel entendu ou aspiration ressentie. Plus encore, tout aussi rapidement, Bergson déduit la place que doit occuper dans cette deuxième morale un “ amour ” de l’humanité dans son ensemble, qui n’est pas le prolongement du lien social, mais le dépasse et le contredit. Mais cette évidence morale du grand homme de bien, de l’idéal moral, si elle donne d’emblée le sens personnel, individuel, et même le contenu de la deuxième morale, par opposition à la première, n’en recèle pas le principe actif. Il ne s’agit pas pour Bergson de rapporter le modèle qu’il faut imiter à une idée abstraite. Le modèle moral doit avoir une “ prise ” sur la volonté humaine, aussi forte que la pression sociale et vitale. C’est paradoxalement dans ce qu’il appelle émotion que Bergson va chercher ce principe fondamental, qui explique à la fois l’unité individuelle ou personnelle de la morale, son effet invincible, et son sens comme amour de l’humanité, tout en renvoyant à une “ source ” d’un nouvel ordre. L’émotion ne désigne pas ici, en effet, une conduite affective prévisible et générale, mais le sentiment comme source individuelle de mouvement, de représentation et d’action. Bergson commence par en démontrer la possibilité en général, dans les domaines psychologique et esthétique, avant d’en étudier le contenu moral, à travers celle des “ fondateurs et réformateurs de religions, des mystiques et des saints ” (p. 49/1018). Tout se passe comme si la communication esthétique remplaçait le modèle sociologique et vital comme référence de la morale. La création esthétique procède d’une émotion qui renvoie à la totalité de l’artiste et s’impose irrésistiblement au sentiment du spectateur. Elle fournit le modèle à la fois d’une source individuelle, d’une “ création de soi par soi ” (à la manière de l’artiste nietzschéen), et d’une compréhension universelle (à la manière du jugement réfléchissant chez Kant). Mais l’émotion morale ajoute à cette dimension psychologique un véritable dépassement métaphysique des limites de l’humain. Elle suppose en effet le dépassement des obstacles naturels et des limites de l’espèce, elle “ affranchit les hommes de servitudes auxquelles ils étaient condamnés par les limitations de leur nature ” (p. 56/1023). Ainsi suppose-t-elle ultimement, selon Bergson, un retour à l’origine et au principe de la vie : “ Les grands entraîneurs de l’humanité, qui ont forcé les barrières de la cité, semblent bien s’être replacés par là dans la direction de l’élan vital ” (ibid.). Ainsi cette seconde morale, par le dépassement de l’humanité qu’elle implique, attend-elle un fondement métaphysique. Elle semble dépendre à la fois de la métaphysique de la vie héritée du livre précédent, et de l’interprétation du mysticisme qui la prolongera ici même dans le chapitre central sur la “ religion dynamique ”. Pourtant l’émotion, loin de fonder la morale sur autre chose qu’elle-même, peut et doit d’abord se constater moralement et psychologiquement. Elle a en tant que telle une portée inclinante, sinon nécessitante, qui lui permet de produire le même effet qu’une obligation sur notre volonté. Elle peut et doit se déployer en œuvre, action ou doctrine. Surtout, même appelée à une interprétation métaphysique, la “ morale ” reste ici principe d’action d’un individu, et relation ou lien entre les hommes. C’est par elle que la liberté individuelle, d’abord posée pour elle-même dans l’œuvre de Bergson, prend un contenu de moralité par où elle rejoint la “ société ouverte ” qu’est l’ensemble de l’humanité au sein de l’univers. Elle lie ainsi, non seulement l’individu à soi, mais l’humanité dans son ensemble à elle-même, par-delà les liens intermédiaires et clos des différents groupes sociaux. Par là même, comme la nature morale de l’homme constituait une forme générale, le contenu de chaque acte créateur de moralité absolue, loin de seulement s’y opposer, doit pouvoir s’y inscrire. L’unité des deux morales n’est pas seulement nominale : leur rapport commun à l’action de l’homme, entre obligation et inclination, pression et aspiration, impose de penser leur convergence théorique et pratique. La position pure de ce qui peut donc être nommé “ deuxième morale ” permet alors à Bergson d’analyser les formes mixtes qui sont celles de notre expérience réelle : vie morale rationnelle, histoire de l’humanité, ouverture politique. L’unité de la, morale résulte en effet, pour ainsi dire, de la confluence de ses deux sources dans un même courant de représentations et d’actions. Si l’autonomie de la morale ou le travail du “ moraliste ” s’arrête devant “ deux forces dont il n’a pas à retracer la genèse ” (p. 98/1056), il n’est pas nul pour autant : il consiste au contraire à étudier les formes concrètes de la vie morale, à partir de ce double fil conducteur. Plus exactement encore, la théorie morale commence quand la morale devient elle-même théorique, c’est-à-dire passe des deux forces qui lui donnent son “ efficace ” au plan proprement humain de l’intelligence et de la raison. En ce sens “ la ” morale et “ la philosophie morale ” ne font qu’une : l’erreur commune aux “ théories philosophiques ” ou aux “ morales théoriques ” étant justement de méconnaître la forme rationnelle qu’elles ont elles-mêmes donnée à un contenu, qui tire sa force d’autre part que de la raison ou de l’intelligence. Soulignons seulement trois points décisifs à cet égard. Tout d’abord, cette morale théorique, intellectuelle ou rationnelle, a elle aussi un commencement historique, qui coïncide avec celui de la philosophie elle-même, en Grèce. Elle suppose un dépassement ou plutôt un détachement d’avec la nature close, mais elle n’atteint pas à l’émotion informulable de la morale ouverte. Le signe en est précisément qu’elle se formule d’emblée en un corps de doctrine, la morale des “ philosophes grecs ”, comme leur métaphysique formulait d’un coup, selon L’Évolution créatrice, la “ philosophie innée à notre entendement ” (1907, p. 319/765). La figure de Socrate représente parfaitement, selon Bergson, ce mixte qui mêle, d’un côté, un dépassement de la cité athénienne par le “ démon ” et l’ironie, et, de l’autre, par la théorie rationnelle de la vertu et du bien, une morale théorique complète comme telle, et susceptible de pratique sociale. La morale devient en même temps sagesse et savoir. Mais ce commencement historique se poursuit à travers toute l’histoire de l’humanité. De manière très caractéristique c’est dans l’étude des “ mobiles moraux ” et des “ notions morales ”, bref des représentations rationnelles et réflexives des sources de l’action, qu’il faut “ faire la part des deux forces, l’une sociale, l’autre supra-sociale, l’une d’impulsion, l’autre d’attraction, qui [leur] donnent leur efficace ” (p. 65/1030-1031). Plus encore, cette étude des notions, sur les deux exemples majeurs du “ respect de soi ” et de la “ justice ”, prend d’emblée une forme historique très remarquable. Tout se passe comme si l’histoire et la raison, ou encore la raison dans l’histoire, représentaient la véritable substance éthique de l’homme, où se déposent et se composent les deux sources métaphysiques qui le définissent et lui permettent de se rapporter à soi. “ Les deux forces s’exerçant dans des régions différentes de l’âme, se projettent sur le plan intermédiaire, qui est celui de l’intelligence ” (p. 85-86/1046). Ni la raison ni l’histoire n’ont aucune force éthique en elles-mêmes, elle n’ont pas de “ prise sur la volonté ”, et Bergson revient longuement sur l’erreur des “ doctrines intellectualistes ” où sont confondues dans une même critique les théories morales de Platon, de Kant. et des utilitaristes tels que Stuart Mill (toutes trois explicitement discutées comme telles), mais “ l’évolution sociale ” obtenue par la morale pure, la formulation théorique, nécessaire à sa rationalisation font que “ les problèmes moraux s’énoncent avec précision et se résolvent avec méthode ” : “ la vie morale sera une vie rationnelle ” (p. 86/1047). Ainsi, sans être complète, comme Bergson l’indiquait dès 1907 en réponse à Belot (Mélanges, p. 744-745), l’autonomie de la morale reste-t-elle fondée sur sa spécificité, qui est celle même de l’homme et de la philosophie : elle retrouve ainsi l’unité subjective et rationnelle qu’on devait commencer par lui retirer (outre Socrate, c’est à Spinoza et Rousseau que renvoie ici Bergson). L’éducation dès ce chapitre premier, la politique dans le dernier chapitre du livre, sont enfin les deux applications proposées par Bergson de cette théorie de la “ double origine de la morale ” (p. 99/1057). Bergson déploie ainsi les analyses de la société close en théorie de la société naturelle et de la guerre, et celle de la morale ouverte, en théorie des droits inviolables de la personne humaine, et en philosophie de la Démocratie, “ fait majeur des Temps modernes ”. L’histoire même de l’humanité laisserait deux options différentes ouvertes à chaque moment de son déroulement. Il peut ainsi sembler que Bergson ne propose pas d’autre choix, au terme de ce livre de 1932, qu’entre un retour à une nature guerrière amplifiée par les inventions techniques (détournées de leur portée potentiellement libératrice), d’un côté, et l’irruption d’une personnalité mystique ou du moins d’un ressourcement dans l’émotion mystique, seule capable d’infléchir l’histoire de l’humanité dans une autre direction, celle de la paix. Mais cette ouverture sur l’histoire nous entraîne déjà au-delà de l’exposé strict du contenu et du statut de la morale de Bergson. Ainsi la théorie morale de Bergson paraît-elle accentuer son dualisme, à travers l’opposition radicale des deux morales : mais c’est en indiquant une origine commune dans l’unité mixte de la vie, soulignée dans le dernier paragraphe du chapitre (si “ toute morale est d’essence biologique ”, c’est loin de tout réductionnisme simple), et une fin partagée, où l’humanité prend un sens pour elle-même. Le problème spécifiquement moral donnerait donc une nouvelle unité d’ensemble à la philosophie bergsonienne (en commençant par le livre de 1932 lui-même). Mais ce n’est pas sans donner lieu aussi à des difficultés, qui en font ressorti
  • Louis Althusser (auteur, Narrateur)

    Louis Althusser (1918-1990), diplômé de l'École normale supérieure, " caïman " à l'École de la rue d'Ulm, a enseigné la philosophie. Sa pensée a transformé l'analyse de l'œuvre de Marx. Il dirigea la collection " Théorie " aux Éditions Maspero. Il a notamment publié Philosophie et philosophie spontanée des savants (1974) et Positions (1976). Certaines de ses œuvres ont également été publiées de manière posthume : Écrits sur la psychanalyse (1993) et Écrits philosophiques et politiques 1 et 2 (1994, 1995).

Auteur(s) : Jean-Paul Sartre, Maurice Merleau-Ponty, Gabriel Marcel, Jean-François Lyotard, Emmanuel Levinas, Alexandre Koyré, Vladimir Jankélévitch, Étienne Gilson, Michel Foucault, Jean-Toussaint Desanti, Gilles Deleuze, François Châtelet, Michel de Certeau, Georges Canguilhem, Henri Bergson, Gaston Bachelard, Raymond Aron, Louis Althusser, Henry Corbin

Caractéristiques

Editeur : Frémeaux & Associés

Auteur(s) : Jean-Paul Sartre, Maurice Merleau-Ponty, Gabriel Marcel, Jean-François Lyotard, Emmanuel Levinas, Alexandre Koyré, Vladimir Jankélévitch, Étienne Gilson, Michel Foucault, Jean-Toussaint Desanti, Gilles Deleuze, François Châtelet, Michel de Certeau, Georges Canguilhem, Henri Bergson, Gaston Bachelard, Raymond Aron, Louis Althusser, Henry Corbin

Publication : 24 novembre 2020

Intérieur : Noir & blanc

Support(s) : Livre audio [WEB]

Contenu(s) : WEB

Protection(s) : Aucune (WEB)

Taille(s) : 805 octets (WEB)

Langue(s) : Français

Code(s) CLIL : 3133

EAN13 Livre audio [WEB] : 3561302850634

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