Lire, au travers de l’œuvre de Kafka, des fantasmes nés d’une enfance dont les circonstances furent — on le sait par ailleurs — peu gratifiantes, c’est découvrir un être émouvant, emprisonné dans une vie de désespoir tragique, et tourné tout entier vers un lointain passé perdu. La recherche qui conduit ici à une telle révélation, et qui est fondée surtout sur le repérage de thèmes obsédants, ne prétend en aucune façon apporter un progrès d’ordre méthodologique. Mais elle paraîtra suffisamment payante par les résultats qu’elle obtient, et le renouvellement que ceux-ci entraînent des conceptions jusqu’ici exprimées sur l’écrivain. L’usage s’était établi de stigmatiser - dans les fantasmes de Kafka - une image paternelle terrifiante et détestée, et de réduire ainsi sa problématique à un banal Œdipe. Mais ce père n’existe qu’en surimpression devant l’image autrement fondamentale et angoissante de la mère, principe et origine absolue de toute vie, de tout droit à la vie. Eu égard à la dépendance extrême où se trouve le très jeune enfant de l’amour de sa mère, on en vient nécessairement à rapporter à un vécu très précoce de perte de cet amour la désespérance de Kafka et sa propension à se percevoir lui-même comme un nid abandonné, un nid vide. On pourrait craindre que ce nouvel éclairage porté sur la personalité de l’écrivain, ne comporte le risque d’amoindrir l’intérêt et la portée de son œuvre. Il apparaît, au contraire, qu’il permet de mieux comprendre la résonnance qu’elle éveille profondément en chacun de nous, et celle que, peut-être, même elle présente avec toute notre époque.