Hurler sans trop faire de bruit
mars 2014
EXTRAIT:Les enfants ne sont plus là depuis longtemps, ils font leur vie comme ils disent et ils ont oublié que c’est nous qui leur avons offert ce cadeau empoisonné. Ils ne savent plus que l’on a été jeunes et beaux, pleins de projets et de folie. Ils ne voient qu’elle à travers nos plis et ça leur est insupportable, mais ils ne le réalisent pas. Pas encore. Ils y en a même qui disent ils vieillissent bien. Ce qui veut dire que l’on se ferme la gueule et qu’on sourit quand ils viennnent deux fois par année. C’est à ce moment-là qu’ils apportent plein de choses inutiles, des chocolats, des bonbons, des cravates, des jaquettes, des bijoux, des bibelots insignifiants et leur fierté de porter des vêtements signés.Ils nous recouvrent de toutes ces choses pour ne pas voir que c’est elle qui nous gruge. Ils l’écartent du revers de la main pour accrocher du 22 carats ou une soie rapportée de Paris. Mais elle gagne toujours. C’est pour ça que nous aimons tant les jardins, les fleurs et les arbres. Ils sont l’aimant avec lequel elle nous séduit. À mesure que nous avançons dans l’âge, nous sentons ses frémissements sous nos pieds, ses envies de tordre nos chevilles et de nous enraciner le cœur dans ses noirceurs. On la sent quand on prend une poignée de terre dans la main. C’est du sang, des veines, des éclats de soleil, des poussières de milliards de cœurs arrêtés. C’est l’odeur de tout ce qui est fini et de tout ce qui recommencera sans nous.Quand on la sent rôder, on devrait courir, prendre les rêves à nos cous, embrasser des inconnus, écouter des enfants et les chants de la mer mais on s’affole, on s’agenouille, on se roule des prières sur la langue entre deux rayons X, on regarde dans nos mains l’ancien poids des caresses, des gifles et des offrandes, et on s’absente un moment pour ne pas sentir les odeurs de pourriture qui montent de nos vieux corps.Quand on la sent rôder, on devrait relever la tête et lui cracher les cendres qui encombrent nos gorges. Elle le sait, elle, que lorsqu’il y a tellement de cendres qu’il faut pencher la nuque, que lorsque toutes les mémoires sont incendiées et réduites à ces minces filets de gris, elle peut trancher les jugulaires avec tous nos consentements.Et nous sommes là, penauds, le dos voûté, à donner la main à nos arthroses et à nos rêves défaits, au lieu de nous brûler par les deux bouts quelque part dans les Caraïbes, ou de chercher quelqu’un à aimer avant le dernier soupir.Quand on la sent rôder, on devrait tout donner et partir, nu, à la recherche de sensations nouvelles. Mais les vieux qui se promènent nus, on les enferme, on les sécurise, on les bourre de mensonges et d’Ativan pour qu’ils puissent hurler sans trop faire de bruit.